Marin de Gascogne
altière rappelait un peu celle des Chartrons, plongeaient leurs pieds dans une foule bigarrée et jacassante. Bernard, qui avait entendu parler espagnol sur la Garonne, beaucoup de mots ressemblant d’ailleurs à ceux de son patois maternel, arrivait à saisir parfois une bribe de phrase, mais le reste se perdait dans un charabia incompréhensible.
Ce qui le frappait aussi, c’était que les Espagnols semblaient se mêler aux nègres avec plus d’aisance et en plus grand nombre que les Français de la Guadeloupe et surtout les Américains du Maryland. De temps en temps, un somptueux équipage dévalait la rue, faisant tonner le pavé et fendant la foule à grands piaillements. On entrevoyait au passage le visage enfariné d’une grande dame ou les dorures d’un uniforme de gala.
Pourtant, on ne mettait pas longtemps à se rendre compte que le sort des esclaves n’y était pas plus rose qu’ailleurs. Sur le port, les corvées de porteurs, écrasées sous d’énormes fardeaux, cheminaient péniblement au milieu des coups de fouet et de gourdin que leur distribuaient des capataces noirs enroués à force de vociférer des injures. Dans son mauvais anglais, le Galicien expliqua à Sam et à Bernard qu’il ne faudrait avoir pour les esclaves placés sous leurs ordres ni plus ni moins de considération que pour des animaux domestiques utiles, certes, mais sensibles surtout au langage du bâton, avec cette nuance cependant qu’en les battant on devait avoir le souci de leurs âmes. Bernard songea à Suzanne Thilonier.
La flottille du Galicien n’était pas à La Havane, mais à Batabano, sur la rive sud de l’île. Dès le lendemain, Sam et Bernard entreprirent le voyage de douze lieues, montés sur deux vieilles rosses efflanquées. Dès la sortie de la ville, plantation après plantation, le paysage devenait monotone. Les arbres étaient rares, comme si l’on avait voulu tirer le plus grand parti possible de la terre. Parfois, au pied d’un faux poivrier solitaire, se serraient quelques bicoques où des enfants noirs traînaient dans la poussière avec des poules maigres. On ne voyait aucun adulte. Ils devaient être en train de travailler loin dans les terres sous le soleil accablant. Une fois, ils croisèrent un moine bien nourri qui chevauchait un roussin, mais le trafic consistait surtout en chariots chargés de coton, de tabac ou de café. Vers le milieu du jour, ils longèrent une raffinerie de sucre vers laquelle convergeaient des charrois de canne.
Bien que faite de cabanes de bois, Batabano était une agglomération assez conséquente. Le capataz du Galicien était un mulâtre borgne qui tenait une sorte de boutique en plein vent au bord de l’eau. Par gestes et à grand renfort de jurons, Sam lui fit comprendre qui ils étaient et ce qu’ils venaient faire. De la même façon, l’autre leur expliqua que les équipages étaient en mer et qu’ils auraient la responsabilité de la petite barque amarrée à l’appontement rudimentaire situé en face de son étal. Puis il mit les mains en porte-voix et hurla :
— Ekwé !
Comme rien ne bougeait, il hurla de nouveau :
— Ekwé !
Une tête noire surgit de l’eau près de l’appontement et un garçon apparut, marchant à grandes enjambées vers la plage. Il ne devait être guère plus âgé que Bernard et il souriait de toutes ses dents blanches en brandissant une énorme éponge. Le coup de pied sauvage que lui assena le capataz, après avoir confisqué l’éponge, n’effaça pas le sourire.
Toujours par gestes, le mulâtre expliqua à Sam et à Bernard que cet esclave constituerait tout leur équipage, qu’il serait bon pour ramer, haler les drisses, écoper, relever les nasses, transporter les prises et, d’une manière générale, faire tout le travail pénible.
Le nègre regardait la scène, souriant toujours.
— Ekwe, yo, dit-il en montrant sa poitrine du doigt. Sam et Bernard firent de même en disant leurs noms.
— Sam, Be’na ’, répéta Ekwé, bonito ! Il leur fit signe de venir voir la barque.
— Andamo’mira ’ !
L’embarcation était saine, bien que vieille. Sam inspecta soigneusement la coque et les apparaux.
— Pour bien faire, dit-il, il nous faudrait un bout de bonne corde, de l’étoupe, de la poix et, si nous voulons faire un peu de pêche pour notre compte, de la ligne et des hameçons.
Après force gesticulations, le mulâtre finit
Weitere Kostenlose Bücher