Mathieu et l'affaire Aurore
peut-être.
La femme revint avec un petit verre qu’elle posa devant lui et une bouteille de cognac. Devant la surprise de son visiteur, elle crut nécessaire de préciser :
— Le père d’une pensionnaire me l’a donnée en guise de paiement partiel pour la scolarité. Depuis, le croirez-vous, j’ai versé un petit cordial à quelques personnes. Nous sommes ici dans un lieu où la misère humaine s’exhibe toute nue. Le démon pointe parfois ses cornes.
— Je veux bien vous croire. Je préserverai votre secret si vous faites de même avec le mien : je n’ai jamais donné beaucoup de crédit à l’existence de Dieu et du Diable.
Les mots à peine sortis de ses lèvres, le jeune homme craignit de la voir se rebiffer. La confidence dévoilait l’ampleur de son trouble : il perdait sa prudence habituelle. Ou peut-être souhaitait-il plus ou moins consciemment se faire chasser de ces lieux pour enfin échapper à toute cette affaire ? Il se faisait l’impression de fouiller des plaies vives, sans anesthésie.
— Dans ce cas, pour le plaisir de notre discussion, imaginons que Dieu n’est rien d’autre que certaines de nos qualités: la compassion, la charité, la tendresse, l’amour. Je me plais à croire que l’expression de ces vertus témoigne de la présence de Dieu en nous.
— Et, toujours pour le plaisir de la discussion, la cruauté, le sadisme, l’égoïsme seraient liés à la présence du démon.
Elle hocha gravement la tête. Cette femme, se dit Mathieu, pouvait aller au-delà des incantations pieuses de ses collègues.
— Votre souffrance, devant le sort de cette petite fille, confia-t-elle, me fait croire en la présence de Dieu en vous.
Mais voyez-vous, moi, je suis croyante.
Mathieu lui adressa un petit sourire. Avec un col romain, cette femme aurait fait un prêcheur autrement plus redoutable que le cardinal Bégin, ou monseigneur Buteau, son oncle.
— A ce compte, je serai en présence du Diable tous les jours à compter du début du procès. Une bien triste perspective.
— Tout de même, souvenez-vous que personne n’est entièrement mauvais. Il y a une parcelle de Dieu en chacun de nous. Même en cette femme.
La religieuse devinait bien ce qui hantait ses pensées.
— Toujours pour les fins de la discussion, ricana Mathieu, selon vous personne ne serait entièrement bon.
— Ni vous ni moi...
— J’allais justement le dire.
Cette fois, la directrice rit franchement.
— Ni
Marie-Jeanne,
poursuivit-elle.
Le
mal
nous
habite tous. Mais vous me semblez déterminé à ce que le bien l’emporte, chez elle. Au fond, vous exercez un sacerdoce.
Mère Saint-Émilien, conclut le visiteur, entendait aussi les confidences de la fillette. Cela ne surprit pas le jeune homme. Lui-même se livrait à cette femme comme rarement il l’avait fait dans le passé.
— Vous me donnez un rôle un peu étrange pour un agnostique, commenta-t-il.
— Oh ! Vivez selon vos principes, ils paraissent bons.
Ces étiquettes que vous utilisez, ce sont des inventions humaines, bien imparfaites. Si vous avez raison, vous ferez un peu de bien autour de vous avant de retourner au néant.
Si j’ai raison, Dieu saura bien vous reconnaître.
Totalement inattendue, la tournure de la conversation le troubla. Il avala son verre en la regardant par en dessous.
Elle souriait de l’effet de ses paroles sur lui. Peut-être songeait-elle à le ramener dans le troupeau catholique.
— Même si je suis heureuse de le partager avec vous, vous n’êtes certainement pas venu ici pour boire mon cognac.
— Je voulais vous demander la permission de revenir dès demain.
— Le dimanche de Pâques ! Ce jour-là, se recueillir ne fera pas de mal à Marie-Jeanne.
Au moins, la religieuse n’ajouta pas: «Et à vous non plus. » Elle poursuivit toutefois avec un parfait à-propos.
— De toute façon, le procès de la femme Gagnon ne débutera pas avant dix bons jours.
Pour savoir cela, ses lectures débordaient certainement les pages de L’Action catholique.
— Vous avez raison, mais ma sœur, elle, repartira à Montréal lundi dans la journée.
— Là, je nage en plein mystère.
— Marie-Jeanne a abordé à quelques reprises le sujet de l’impureté. Elle y a fait allusion devant moi tout à l’heure, mais à mots couverts. Les parents paraissent se défendre des accusations de mauvais traitements en plaidant la nécessité d’extirper le démon de la luxure du corps de la
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