Mathieu et l'affaire Aurore
valait guère mieux. Les journalistes conviendraient tous de la pertinence d’avoir limité l’accès des spectateurs, car la colère aurait entraîné des scènes disgracieuses.
— Maintenant, mademoiselle, vous dites que votre mère l’a brûlée ?
— Oui.
— Quand a-t-elle brûlé votre petite sœur pour la première fois ?
— Au mois de janvier.
La voix s’était faite toute petite, presque inaudible.
— A propos de quoi l’a-t-elle brûlée ?
— Elle faisait ses besoins partout. Maman ne voulait pas lui donner le pot...
— Vous pouvez me répéter la raison ?
La gamine réussit à articuler juste un peu plus fort :
— Maman refusait de lui donner le pot, alors elle faisait par terre. Elle la brûlait pour ça.
— Qui ne voulait pas lui donner le pot ?
— Maman.
En la faisant répéter, Fitzpatrick entendait bien ne pas laisser d’équivoque dans l’esprit des jurés. Le juge Pelletier décida d’apporter sa contribution.
— Mademoiselle, vous dites qu’elle faisait ses besoins ailleurs qu’à l’endroit où elle devait les faire ?
— Oui, parce que maman ne voulait pas lui donner le pot.
— Parce que votre mère ne voulait pas lui donner le pot?
Le magistrat paraissait éberlué. Lassée de répéter sans cesse la même chose, Marie-Jeanne le regarda de ses grands yeux bruns.
— Pourquoi ne voulait-elle pas lui donner le pot ? questionna le substitut du procureur.
— Pour lui faire faire pénitence.
— L’avez-vous entendue dire ça?
— Oui.
Férus de catéchisme, tous ces gens comprenaient la nécessité de se mortifier pour gagner son ciel. Marie-Anne Houde inventait, pour la petite fille, de bien curieuses façons de faire pénitence. «Avec l’aval de l’abbé Massé?»
se demanda Mathieu.
— Pendant combien de temps a-t-elle fait ça ?
— Pendant un mois.
— Est-ce que l’enfant pouvait sortir dehors ?
L’homme sous-entendait: «Pour se rendre à la bécosse. »
— Non.
— Pourquoi ?
— Elle ne voulait pas qu’elle sorte dehors, et puis...
Le juge Pelletier fit encore en sorte que tout le monde comprenne bien.
— Qui ne voulait pas ?
— Maman refusait de la laisser sortir. Et si elle la laissait passer la porte, elle ne lui donnait rien à se mettre dans les pieds.
Les mauvais traitements avaient commencé en décembre, selon Marie-Jeanne, et Aurore était morte en février. La marâtre la condamnait à se rendre à la bécosse pieds nus au cœur de l’hiver, ou à être brûlée si elle «s’échappait» par terre ou dans ses vêtements.
— Maintenant, poursuivit le procureur de la Couronne, l’avez-vous vue la brûler ainsi ?
— Oui.
— Avec quoi ?
— Avec un tisonnier.
— Celui qui est ici ?
— Oui.
Marie-Jeanne arrivait enfin là où elle aurait aimé commencer ses confidences.
— Comment s’y prenait-elle pour la brûler ?
— Elle l’attachait à la table.
— Comment Pattachait-elle ?
— Elle l’attachait par les pieds, avec un câble.
Un « Oh ! » horrifié vint de la salle. Fasciné par le récit, le magistrat n’utilisa même pas son maillet. Des larmes coulaient maintenant sur ses joues.
— Regardez ici, ordonna le substitut en s’approchant des pièces à conviction. Vous avez déjà vu ce câble ?
— Oui.
— Où l’avez-vous vu ?
— Elle a attaché ma petite sœur à la table avec ça.
Le magistrat porta son regard sur l’accusée, puis il demanda :
— Cette corde a servi à attacher votre petite sœur à la table ?
— Oui, monsieur.
Parmi toutes les personnes présentes, seule Marie-Jeanne ne regardait jamais en direction de sa belle-mère.
Le plus souvent, s’ils ne se fixaient pas sur ses interlocuteurs, ses yeux cherchaient Mathieu.
— Comment s’y prenait-elle pour la brûler ? demanda encore l’avocat.
— Bien, après l’avoir attachée, elle la brûlait partout.
— Où faisait-elle chauffer le tisonnier ?
— Dans le poêle, par la petite porte, devant, ou en enlevant un rond sur le dessus.
— Disiez-vous quelque chose, vous ?
Pour la première fois depuis le début de son témoignage, la petite fille baissa les yeux de honte.
— Non. Elle nous faisait regarder par la fenêtre, mes frères et moi, pour voir s’il ne venait pas quelqu’un.
— Comment réagissait votre petite sœur quand elle se faisait brûler comme ça ?
— Elle criait, elle criait...
Cette fois, les larmes coulèrent sur ses joues.
— Pour la faire taire, souffla-t-elle,
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