Mathieu et l'affaire Aurore
promiscuité. Enfin, il fut possible de mettre douze chaises pour les jurés, sur deux rangs. Une dizaine de journalistes s’appuieraient contre les murs. La difficulté de prendre des notes dans cette position rendrait leurs comptes rendus étonnamment succincts dans les journaux du soir, malgré l’intérêt du sujet.
— C’est elle, hurla une voix dehors.
L’invective inquiéta la petite assemblée.
— La salope ! rétorqua un autre. Quelqu’un a une corde ? Qu’on la pende à cet arbre.
Encadrée par deux agents de la paix, Marie-Anne Houde sortit d’un fourgon cellulaire pour franchir la courte distance entre la rue et la porte de l’établissement, sous une pluie d’injures menaçantes. Les policiers se postèrent près de la porte afin d’empêcher quiconque d’entrer derrière elle.
La femme plutôt menue, toujours dissimulée derrière un voile presque opaque, se retrouva dans un coin, sous la garde du gouverneur de la prison de Québec et d’une matrone.
— Maman ! s’exclama Gérard en tendant les bras, des larmes abondantes coulant sur ses joues.
Mathieu entendit distinctement les sanglots de l’accusée.
A cause du récit des sévices infligés, il ne pouvait lui donner le crédit d’une émotion sincère. « Sans doute pense-t-elle attendrir les jurés», songea-t-il en la détaillant de la tête aux pieds.
Le même scepticisme semblait habiter le juge. Faute d’un grand bureau en chêne devant lui, Louis-Philippe Pelletier donna du maillet contre la structure métallique du lit du jeune malade.
— Même si nous sommes dans un lieu inhabituel, je compte sur vous pour conserver à cette audience le décorum habituel d’une cour de justice. Monsieur le greffier...
Le fonctionnaire se leva, interpella le témoin par son prénom et son nom, rappela son âge, onze ans, et le pria de prêter serment sur les Saintes Ecritures après s’être assuré que l’enfant comprenait la nature de cet engagement. Ces formalités accomplies, le magistrat déclara :
— Maître Fitzpatrick, votre témoin.
Le substitut du procureur général s’avança d’un pas, posa une main sur le pied métallique du lit.
— Restais-tu à Sainte-Philomène, l’été dernier?
L’avocat prenait soin de parler assez fort et d’articuler consciencieusement. Gérard saisit toutes ses paroles.
— Oui.
— Qui habitait là, à part ton père et ta mère ?
— Aurore, Georges et Marie-Jeanne.
— Où Aurore couchait-elle ?
Pendant quelques minutes, l’interrogatoire porta sur les aménagements spartiates de la chambre située au-dessus de la cuisine d’été. Parfois, la fillette dormait à même le plancher.
— Tu te souviens d’autre chose, au sujet de ta petite sœur?
— Elle sortait parfois dehors pieds nus ?
Le garçon termina sa phrase sur une note interrogative, incertain de la direction dans laquelle voulait l’entraîner son interlocuteur.
— En plein hiver ?
Il hocha gravement la tête.
— Cela devait être très froid. Sais-tu pourquoi Aurore faisait cela ?
— Maman la forçait à le faire.
Un sanglot vint de la silhouette drapée de noir, Mathieu remarqua les épaules se tasser un peu. De nouveau, l’un de ses propres enfants venait corroborer les sévices infligés.
Machinalement, le juge heurta la tête du lit avec son maillet.
— Tu te souviens d’autre chose, au sujet de ta maman et d’Aurore ?
— Des fois, elle la brûlait avec le tisonnier.
— Le tisonnier était chaud ?
— Elle le mettait dans le poêle et le sortait tout rouge.
Dans ce grand salon bourgeois aux moulures élégantes et au papier peint fleuri, où s’entassaient finalement plus de vingt-cinq personnes, ses déclarations prenaient un tour plus horrible encore que dans une cour de justice. Napoléon Francœur paraissait vouloir se fondre contre le mur. Privé de son théâtre habituel, son rôle de tourmenteur devait lui peser.
— Aurore n’essayait pas de se sauver, quand elle la brûlait ?
— Elle était attachée à la table avec une grosse corde.
— Tu l’as vue souvent faire cela ?
— Deux fois.
Marie-Jeanne avait évoqué trois événements de ce genre, la veille. La différence n’enlèverait aucune crédibilité à ce garçon. Sobre, visiblement peiné de la situation, celui-là paraissait tout à fait fiable.
— A ce moment, tu étais seul dans la maison avec ta sœur et ta maman ?
— Non, il y avait aussi Georges et Marie-Jeanne.
— Que faisais-tu, toi,
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