Mathieu et l'affaire Aurore
pendant que ta mère brûlait Aurore ?
— Elle me demandait de surveiller par la fenêtre, pour lui dire si quelqu’un venait.
Le témoignage de la jeune fille se trouvait une fois de plus confirmé.
— Tu peux nous dire autre chose, à ce sujet?
— Marie-Jeanne aidait maman.
Mathieu retint son souffle. Ses confidences de la veille à mère Saint-Emilien prenaient tout leur sens.
— ... Que veux-tu dire ?
— Maman lui demandait de faire chauffer le tisonnier dans le poêle et de lui donner quand il était prêt.
Fitzpatrick esquissa un mouvement de recul, tandis que Francœur arborait un petit sourire, comme pour dire :
«Vous voyez, je le savais bien. Cette histoire est plus tordue que les prétentions de la gamine hier ne le laissaient supposer ! »
— Puis quand maman était fatiguée, elle le lui donnait en disant: «Tiens, continue à ma place.»
Les jurés arborèrent une mine dégoûtée, posèrent les yeux sur l’accusée. Marie-Anne Houde continuait de pleurer en silence, les épaules sans cesse agitées de sanglots.
— Aurore mangeait-elle à table, avec tout le monde ?
— Seulement s’il y avait de la visite.
— Les autres fois, où mangeait-elle ?
— Des fois, elle ne mangeait pas du tout. D’autres fois, elle se cachait dans un coin, avec son assiette.
Mathieu imaginait sans mal la scène: une fillette très maigre, marquée de plaies sur tout le corps, les cheveux ras, tentant de s’alimenter à l’écart des autres, comme le rejeton le plus faible d’une portée sans cesse menacé de perdre sa pitance.
— Pourquoi ne mangeait-elle pas à table ?
— Maman et Marie-Jeanne ne voulaient pas.
— Tu sais pourquoi elles ne voulaient pas ?
— Elle puait, elle faisait des cochonneries partout.
Fitzpatrick préféra abandonner le sujet. Craignait-il que son témoin vedette de la veille ne sorte trop noircie en creusant à fond ?
— Te souviens-tu du jour de la mort d’Aurore ?
Gérard remua gravement la tête, avant d’être secoué par une quinte de toux. Le greffier prit sur lui d’interpréter cela comme un oui.
— Raconte-nous ce qui s’est passé.
— Aurore est descendue toute branlante, elle avait de la misère à marcher. Elle s’est assise à table, mais elle n’a pas voulu manger. Quand papa est parti pour le bois, maman l’a lavée avec la brosse à plancher...
Un «Oh ! » parcourut l’assistance, le juge se déplaça sur son fauteuil, visiblement écœuré.
—- Te souviens-tu d’autre chose, arrivé ce matin-là ?
— ... Non.
L’enfant affectait l’attitude de l’élève prit en défaut. Vu sa contribution déjà bien suffisante, le substitut du procureur général préféra ne pas insister.
— Peux-tu nous dire quelque chose sur le Lessi ?
Bien que la question soit on ne peut plus suggestive, l’avocat de la défense préféra tout de même s’abstenir de toute protestation.
— Maman lui en mettait sur du pain, pour la faire manger.
— Raconte-nous comment c’est arrivé.
— Bien... Elle en a mis sur le pain, comme si c’était du beurre, et elle a dit à Aurore: «Viens manger, c’est du candy. »
Une plainte vint de la silhouette noire, elle se courba un peu plus vers l’avant.
— Aurore l’a fait? Je veux dire, elle en a mangé ?
— Elle en a mangé la moitié, puis elle ne voulait plus.
— Qu’a fait ta maman, alors ?
— Elle a dit : « Si tu ne manges pas tout, tu vas avoir une volée. » Elle a terminé la beurrée.
Fitzpatrick se tourna vers le juge, déclara d’une voix lasse :
— Je n’ai plus de questions, Votre Honneur.
— Mon garçon, commença Pelletier en se tournant vers le malade, es-tu en mesure de continuer encore un peu ?
— ... Oui, monsieur.
Cette précaution contenait un message à l’intention de l’avocat de la défense : il n’avait pas intérêt à malmener ce témoin-là. Francœur se le tint pour dit et il commença délicatement :
— As-tu déjà fait ta première communion ?
— Oui.
— Où ça ?
— A Saint-Jean-Deschaillons.
L’événement datait donc de plus de deux ans, avant le mariage de Marie-Anne Houde avec Télesphore Gagnon.
— Tu sais donc ce qu’est un serment ?
Gérard hocha de nouveau gravement la tête. Le greffier s’était assuré de cela au début de son témoignage, mais l’avocat tenait à le lui ramener en mémoire.
— En conséquence, tu dois me dire toute la vérité.
Le garçon fit signe que oui.
— Tu peux nous dire à
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