Mathilde - III
et le comte de la Fallois
n’avaient rien à voir avec ceux d’antan et encore moins avec ceux
des Russes tant Mme de La Joyette donnait l’impression d’en être
absente, comme perdue dans son monde intérieur.
Par un étrange paradoxe, lorsqu’elle consentait à accompagner
ses amis à l’Opéra ou à se rendre à un dîner en ville, elle se
montrait fort sociale au point que l’on pouvait croire à une espèce
de dédoublement de la personnalité car elle se renfermait sur
elle-même sitôt rentrée chez elle comme si le fait de se trouver en
son hôtel était cause de sa neurasthénie. Ce qui conduisit le Dr
Jacob à songer que le meilleur remède pour sa patiente et amie
serait peut-être de déménager afin de fuir les souvenirs qui, de
toute évidence, semblaient la hanter dans sa demeure.
Lorsqu’il fit part de son idée à Sarah Dufort, celle-ci se
montra sceptique. On ne déménageait pas d’un hôtel comme d’un
appartement et l’état de Mathilde ne lui permettait pas de faire
face à tous les tracas domestiques inhérents à ce genre de
changement.
– Essayez au moins de lui en suggérer l’idée, la supplia le Dr
Jacob. On ne sait jamais.
Résignée, Miss Sarah en fit la suggestion à l’intéressée. À sa
surprise, Mathilde accepta d’envisager le problème. Mais, alors que
l’Américaine s’attendait à se voir opposer des raisons d’ordre
pratique, de l’ordre du rationnel, elle se vit objecter un seul et
unique argument qui la laissa sans voix et lui glaça les sangs.
– Certes, dit Mathilde, j’y ai d’ailleurs songé. J’aimerais
avoir un jardin comme celui de Marie-Thérèse. Mais c’est
impossible, ajouta-t-elle comme à regret en soupirant.
Enchantée de voir son amie dans de telles dispositions d’esprit,
Miss Sarah tenta de pousser son avantage.
– Et pourquoi donc serait-ce impossible ? fit mine de
s’étonner Sarah Dufort. Si vous le souhaitez, je me fais fort de
vous dénicher la perle rare avec Marie-Thérèse et Fallois…
– Je vous remercie de votre attention, ma chère amie, mais, vous
comprenez, dit-elle en baissant la voix du ton de la confidence,
quand il reviendra, c’est ici que je veux l’accueillir.
Un instant interloquée, Miss Sarah se ressaisit.
– Mais il ne reviendra jamais, dit-elle le plus doucement
possible en lui prenant la main.
Mathilde retira vivement sa main et lui jeta un regard
horrifié.
– Vassili ne reviendra pas, insista l’Américaine tout aussi
doucement, la gorge nouée par l’émotion. Il a retrouvé sa famille
et…
– Mais qui vous parle de Vassili ! se récria Mathilde, le
visage déformé par la colère. Je suis une honnête femme et je vous
parle de mon mari, du père de mes enfants, de celui dont je porte
le nom !
– Mathilde, je vous en supplie ! l’implora Miss Sarah en se
saisissant fermement de sa main. Vous savez bien que…
– Qu’il est mort ?
– Oui…, hésita Sarah Dufort.
– C’est ce que tout le monde croit et voudrait que je croie, dit
Mathilde lui abandonnant sa main et comme absente.
– Vous l’avez enterré vous-même. Vos filles, Pierre, vos amis
étaient auprès de vous. Souvenez-vous même si cela vous est encore
si douloureux, insista affectueusement Miss Sarah.
– Ce n’était pas son corps, murmura Mathilde. On a voulu me
tromper…
– Nous sommes en 1922 et votre mari a été tué sur le front le 11
novembre 1915. Le commandant Raillard l’a vu de ses propres yeux
ainsi que les soldats de votre mari…
– De quel côté êtes-vous ? lui demanda froidement Mathilde
en la considérant comme une étrangère.
– Je suis votre amie et je ne veux que votre bien…
– Alors, si vous êtes mon amie, croyez comme moi à son retour,
et si vous souhaitez réellement mon bien, n’en dites rien à
personne et surtout pas au Dr Jacob. Il me croirait folle.
– Je vous promets de ne rien en dire au Dr Jacob, mais comment
pouvez-vous vous rattachez à un tel espoir si, comment dire…
– Fou ? ricana Mathilde.
– Non, se reprit Sarah Dufort prudemment. Je dirais
déraisonnable…
– Croyez-vous, si cela était si déraisonnable, comme vous le
dites, qu’il viendrait presque chaque nuit me rappeler qu’il est
vivant et qu’il reviendra ? demanda Mathilde en la fixant d’un
regard empli de confiance.
Miss Sarah ne sut que répondre mais elle connaissait à présent
le terrible « secret » qui rongeait l’âme de Mathilde.
Elle en fut à la fois
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