Mathilde - III
C’est-y que vous pratiquez toujours la part du pauvre chez
vous ? demanda la vieille femme sans autre préambule que de
faire passer sa chique d’une joue à l’autre.
– Bien sûr, répondit Mathilde en redressant la tête, et je m’en
honore.
– Alors j’vas faire le pauvre pour le Pierrot t’à l’heure.
– Ah ! fit Mathilde en considérant à nouveau la biquette à
laquelle elle trouvait à présent un air sournois.
– Ben à t’à l’heure. Mais j’apporterai mon pâté de lapin qu’j’ai
fait au Pierrot. J’veux point être en reste.
– Ce n’est pas un problème.
– Heureusement !
– Je voulais dire, reprit Mathilde, que vous faites comme vous
le souhaitez.
– Pour sûr que j’as toujours fait comme j’as voulu !
conclut la vieille Épiphanie en faisant faire demi-tour à son
Émilie.
Mais Mme de La Joyette ignorait que l’existence de ces deux
êtres était si intimement liée qu’une invitation pour Épiphanie
valait également pour sa vieille bique, ce que Toinette lui
expliqua aussitôt la porte refermée sur la visiteuse.
– Que me chantez-vous là ? se récria Mme de La Joyette. Il
n’en est pas question, voyons !
– Elle va se vexer, dit Toinette.
– Et alors ? Cela est aussi inepte que si mes filles
prétendaient que leur poney dusse prendre place à table.
– Elle est capable de vous jeter un sort, madame la
comtesse !
– Vous ne croyez tout de même pas à ces sottes superstitions
paysannes?
– Oh ! que si, madame la comtesse ! fit Toinette en
s’empressant de se signer.
– Ce ne sont que sornettes, voyons !
– Ne dites pas ça, madame la comtesse !
– Il suffit, Toinette ! se fâcha Mme de La Joyette.
L’affaire est entendue et, si cette vieille folle se présente avec
sa chèvre, ne lui ouvrez pas !
– C’est impossible, madame la comtesse, dit craintivement la
gouvernante.
– Comment cela ? s’étonna Mathilde surprise que l’on
discutât ses ordres.
– Si madame la comtesse veut que ce repas soit maudit, c’est son
affaire, mais, moi et les filles, nous ne voulons pas l’être.
– Que voulez-vous dire ? demanda Mathilde en fronçant les
sourcils.
– Qu’on pourra pas servir le repas, madame la comtesse.
Mme de La Joyette n’en croyait pas ses oreilles. Ses gens
étaient prêts à lui désobéir à cause de stupides superstitions.
– Faites venir Marie et les filles, ordonna-t-elle pour mettre
fin à la rébellion.
Quand elles furent présentes, elle prit à témoin sa
cuisinière.
– Ma bonne Marie, vous êtes pleine de bon sens et servez notre
famille depuis fort longtemps. Aussi, je vous prie de raisonner
Toinette, Louison et Jeannette qui s’apprêtent à faillir à leurs
devoirs si je refuse la présence de la vieille bique repoussante
d’Épiphanie dans ma salle à manger.
– Oh ! vous avez rien à craindre, fit la grosse Marie en
haussant les épaules. Émilie est aussi sage qu’un chien et n’est
guère plus encombrante.
– Mais, enfin, Marie, ce n’est pas la place d’une chèvre et ce
n’est pas hygiénique !
– Bah ! on est à la campagne, fit la cuisinière en haussant
de nouveau les épaules. À Paris, j’dis pas, mais ici…
– De toute façon, nous ne servirons pas, intervint
Jeannette.
– Elles ont raison, madame la comtesse, plaida Marie. Vaut mieux
s’attirer les bonnes grâces d’une j’teuse d’sorts que les mauvaises
grâces.
– Nous verrons ! lâcha Mathilde à bout d’arguments devant
autant de bêtise. En attendant, faites ce que vous avez à
faire.
Deux heures plus tard, après avoir passé le reste de la matinée
à ressasser cette absurde prétention et à fulminer contre ses gens,
Mme de La Joyette se résolut à prendre conseil auprès des siens dès
le retour de son père qui avait été chercher Mme Choissou avec le
capitaine Markov. Mais elle se ravisa aussitôt. Puisque son père
lui imposait la présence de cette fille d’épiciers à la table
familiale, pour quelle raison ne lui imposerait-elle pas celle de
la chèvre ? Elle était maître chez elle et ce n’était, tout
compte fait, guère plus incongru.
Par précaution, elle fit la leçon à ses filles en leur
expliquant que le fait d’être noble imposait des devoirs et des
obligations dont le respect des « traditions » faisait
partie. Aussi devait-elle considérer la présence d’Émilie comme en
faisant partie et qu’il leur suffirait de se dire que la
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