Mathilde - III
que sa grand-mère, dans sa folie ou sa détresse, ce qui
revenait au même, si elle en faisait naturellement son unique
héritière, n’en laissait pas moins son hôtel particulier en
usufruit, de leur vivant, à ses deux fidèles domestiques, Amandine
et Gustave, qui avaient toujours été à son service.
Qu’elle leur assurât un petit pécule pour subvenir à leurs
besoins le restant de leur vie, soit ! Mais il était hors de
l’entendement qu’elle eût agi ainsi avec son hôtel, surtout que,
excepté les terres, il ne restait que fort peu de fortune étant
donné que son grand-père avait investi dès 1867 dans les chemins de
fer russes puis le Transsibérien et que ces avoirs seraient gelés
jusqu’à la chute du pouvoir bolcheviste, comme ceux de centaines de
milliers de souscripteurs aux emprunts russes dont la plupart
s’étaient retrouvés ruinés.
Un instant, Mathilde avait songé à contester les dispositions du
testament de sa grand-mère en faveur des deux domestiques, mais
celles-ci ne faisaient que reprendre les mêmes dispositions en leur
faveur figurant dans le testament de son grand-père et que sa femme
avait cru bon de reconduire à son tour
– Cela est exorbitant, avait-elle dit à Miss Sarah sur le trajet
du retour. À leur âge, un bout de terre et une maison leur auraient
suffi.
– Peut-être vos grands-parents jugeaient-ils qu’ils le
méritaient.
– J’ai toujours connu Amandine et Gustave, avait repris Mathilde
pensive. Ils étaient effectivement très attachés à mes
grands-parents, particulièrement à mon grand-père qui était très
excentrique et les traitait quasiment comme s’ils eussent appartenu
à la famille, contrairement aux autres domestiques.
– C’est curieux, avait remarqué l’Américaine.
– Et ils ne se sont jamais mariés, poursuivit Mathilde.
– J’ai cru comprendre qu’ils l’étaient ? s’étonna son
amie.
– Non, ils sont frère et sœur.
– Cette histoire est vraiment étrange, alors.
– Je ne vous le fais pas dire. En tout cas, je m’inquiète de
l’état dans lequel je retrouverai cette demeure à leur mort.
Le lendemain, le mardi en début d’après-midi, alors que Mme de
La Joyette s’était enfermée dans son bureau pour répondre aux
lettres de condoléances qui lui avaient été adressées, Louison vint
l’avertir de l’arrivée de visiteurs. Mathilde, levant les yeux de
la lettre qu’elle était en train de rédiger, la regarda avec
étonnement. Elle n’attendait pas de visite ce jour-là, puis songea
qu’il devait s’agir de son amie Héloïse Lameur. Mais qui pouvait
bien l’accompagner ? se demanda-t-elle en regrettant qu’elles
ne pussent se revoir en tête à tête tant elles avaient de choses à
se dire.
– Faites-les patienter un instant, ma fille, fit-elle en
revenant à sa lettre en cours pour la conclure et la signer.
Lorsque Mathilde pénétra enfin dans le salon dont les portes
étaient restées ouvertes, le petit groupe de visiteurs, lui
tournant le dos, était agglutiné autour du sofa où son père avait
allongé sa jambe à la cheville douloureuse pour la reposer, mais,
même de dos, elle les eût reconnus entre mille et son sourire se
figea aussitôt.
Ils s’étaient permis de lui rendre visite à
l’improviste !
Germaine Choissou, Mireille Dupuis, Léonie Dulong et le préfet
Mafouin, de séjour chez sa cousine et qui avait amené ces dames en
voiture pour lui présenter leurs condoléances.
– Ce n’était pas la peine de vous déranger, ne put s’empêcher de
leur lancer Mme de La Joyette.
– Nous y tenions tellement, fit Mme Dulong, la veuve du
notaire.
– Cela nous fait tellement plaisir, renchérit Mme Choissou,
la veuve du capitaine de carrière.
– Oh oui ! s’exclama Mireille Dupuis, la veuve de
l’instituteur, qui était réellement devenue sotte à force de vivre
aux côtés de Mme Dulong.
– Et ce pauvre capitaine qui vous effrayait tant ? demanda
le préfet Mafouin, faisant allusion au service qu’il lui avait
rendu en identifiant le pauvre blessé de la face au masque hideux,
le capitaine Marchal.
– Ma fille est-elle en danger ? sursauta le baron Stern en
posant par mégarde son pied souffrant sur le sol.
Sa grimace de douleur lui attira aussitôt la compassion de
Germaine Choissou qui se pencha vers lui en lui offrant la vue
généreuse de son corsage débordant de ses seins généreux.
– Rassurez-vous, baron, je suis venu à
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