Mathilde - III
je vous prie de me croire…
– Qu’elle en est la raison ? demanda poliment Éléonore
Bouteux.
– Mais les fiançailles de Marcellin et de la petite Lameur,
voyons ! Elles ont été annoncées officiellement dimanche
dernier au cours d’une réception organisée par les parents de la
fiancée à Bourges. Grand tra-la-la et tutti quanti…
– Vous y étiez ? la coupa sèchement Mme de La Joyette.
– Non, mais je l’imagine. Mais figurez-vous qu’il a eu le toupet
d’inviter sa cousine. Bien sûr, elle lui a dit son fait et je crois
que ces deux-là ne sont pas près de se revoir. Mais, à son âge,
elle aurait dû s’y attendre. Elle n’était qu’un pis-aller…
– Parlons d’autre chose, je vous prie, lâcha Mme de La Joyette
d’un ton glacial. Ce n’est pas là un sujet à aborder à table devant
des enfants.
– Oh ! à cet âge-à, ils ne comprennent pas encore, fit Mme
Choissou. De toute façon, ils ont bien le temps, ajouta-t-elle en
soupirant.
– À propos d’enfants, poursuivit Mme de La Joyette, je
voudrais…
– Je vous prie de m’excuser, la coupa Éléonore en prenant son
fils sur ses genoux, mais je crois qu’Alexandre ne digère pas ce
qu’il vient de manger. Je vais aller l’étendre un peu.
– En tout cas, le poisson était très frais, dit Mme Choissou. Ce
ne peut-être que le pâté.
– Mon pâté, mon pâté ! se récria Épiphanie qui avait l’ouïe
encore plus fine que celle de sa chèvre. Mon pâté il est bien plus
frais que vous, ça je peux vous le dire !
– Oh ! fit Mme Choissou en tressaillant. Quelle
impertinence !
– Je dis c’que je dis, foi d’Épiphanie ! renchérit la
vieille femme qui ne craignait ni dieu ni diable.
Mais Germaine Choissou n’était guère décidée à se laisser
insulter par une pauvresse.
– Vous n’êtes là que par charité, madame ! lui lança-t-elle
en se rengorgeant.
– J’suis là pa’ce que je suis la j’teuse de sorts, lui répliqua
Épiphanie en rentrant la tête dans les épaules et en la dévisageant
d’un regard mauvais.
– Une vieille folle ! s’exclama Germaine Choissou en
gloussant.
– Oh ! ne dites pas ça, madame, l’interpella Toinette. Elle
va vous envoûter…
– Une sorcière ! renchérit Germaine Choissou qui ignorait
les « dons » d’Épiphanie. Que nos paysans sont
superstitieux !
– Je vous en prie, chère amie, dit le baron en posant sa main
sur son bras pour tenter de l’apaiser.
– Oui, calmez-vous, intervint Mme de La Joyette, et veuillez
présenter des excuses à madame qui est mon invitée.
– Mais je le suis tout autant ! protesta Mme Choissou.
– En fait, vous êtes l’« invitée » de mon père, lui
répondit malicieusement Mathilde, alors que j’ai prié moi-même
Épiphanie d’honorer de sa présence ce repas d’anniversaire.
– Oh ! fit Mme Choissou.
– C’est pas grave, ma bonne Mathilde, dit la vieille femme.
J’l’as déjà j’té.
– Oh ! la la ! fit Toinette en se signant.
– Toinette, l’interpella Mme de La Joyette, veuillez cesser ces
simagrées. Vous effrayez mes filles.
– D’toute façon, j’as déjà ben trop mangé et j’vas me dégourdir
les jambes avec mon Émilie, dit la vieille femme en sortant de
table sans façon et entraînant sa chèvre ensommeillée.
– Ouf ! fit Mme Choissou toute congestionnée lorsque la
« vieille folle » fut partie. Mais, je ne sais pas ce
qu’ai, ajouta-t-elle dans la seconde. J’ai subitement très chaud,
comme si j’avais du feu en moi ou que j’étouffais…
L’état de Germaine Choissou devint rapidement si alarmant que le
baron jugea utile d’aller chercher le médecin avec le capitaine
Markov. Mais le brave médecin ne sut que dire. Certes, Mme Choissou
présentait tous les symptômes d’une attaque d’apoplexie mais son
instinct médical lui fit écarter ce diagnostic au profit d’une
indigestion ou d’une trop forte émotion et il se contenta de
prescrire un calmant et du repos.
C’est ainsi que Mme Choissou passa sa première nuit au manoir
dans la chambre du baron et que le repas d’anniversaire de Pierre
fut gâché.
Mme de La Joyette se promit de reprendre les choses en main dès
le lendemain. Depuis son arrivée, elle avait le sentiment d’avoir à
peine profité de ses vacances et, si elle avait pu éprouver le
plaisir de se remettre à l’équitation, toutes ses tentatives pour
écrire quelques lignes qui vaillent étaient
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