Mathilde - III
la
politesse, ce qui pouvait parfois se révéler délicat comme
lorsqu’il s’agissait de recevoir Léon Daudet et son ami Maxime del
Sarte, car Miss Sarah ne souffrait pas d’être mise en présence, ni
de près ni de loin, de ce qu’elle nommait d’« odieux
personnages », ce qui était, il faut le reconnaître, à la fois
fort exagéré et impoli, mais la finesse et la retenue ne semblaient
pas être les vertus cardinales de l’éducation américaine.
D’ailleurs, Mathilde n’avait pas manqué de lui remarquer qu’elle
aurait pu faire un effort. « Toute noire que vous êtes, lui
avait-elle dit, mes amis vous ont toujours traitée comme si vous ne
le fussiez point, alors que, dans votre propre pays, il est notoire
que les nègres… »
Mathilde ne comprenait pas la susceptibilité de Miss Sarah.
Qu’avait-elle pu bien dire pour qu’elle prît ainsi la
mouche !
De toute façon, elle s’en était arrangée en profitant des
voyages de l’Américaine pour recevoir qui bon lui plaisait sans que
cela tournât au drame. Certes, Mathilde avait eu du mal à se faire
aux manières de ce M. Daudet qui semblait prendre plaisir à
incarner au propre et au figuré le fameux Tartarin sorti de
l’imagination de M. son père, le grand Alphonse Daudet. Elles
l’avaient même heurtée bien que son père l’y eût préparée.
« Vous verrez, ma fille, cet homme est un paillard », lui
avait dit le baron Stern avant de le lui présenter au cours d’un
dîner organisé par Maxime Real del Sarte dans son atelier. C’était
peu dire. Il braillait et mangeait tel un portefaix, parlant même
la bouche pleine. Spectacle fort affligeant et plus encore si l’on
songeait qu’un tel homme pût être adulé par les Dames d’Action
française. Mathilde en avait frissonné.
– Vous avez froid, comtesse ? s’était enquis courtoisement
Maxime Real del Sarte.
– Non, avait-elle répondu en rajustant machinalement son châle
de soirée, intimidée par cet homme singulier au charme magnétique
qui n’était pourtant que de peu son aîné et dont la prestance lui
en imposait.
– Ne vous laissez pas impressionner par le gros Léon, lui
souffla-t-il en affichant un sourire complice, et ne soyez pas
choqué par ses manières – du moins, ne le lui montrez pas, il n’en
serait que trop heureux car il n’aime rien tant que provoquer.
C’est le Porthos de notre cause.
– Et vous, monsieur, qui seriez-vous donc ? Aramis ou
d’Artagnan ?
En fait, si elle avait osé, elle lui aurait demandé comment un
artiste tel que lui pouvait être le chef des Camelots du roi
qu’il avait fondés avant guerre et se complaire en une telle
compagnie, mais cet homme qui avait perdu l’avant-bras gauche aux
Éparges lui inspirait un respect certain pour n’avoir pas renoncé à
son œuvre de sculpteur.
– Je ne saurais m’attribuer les mérites d’un autre, comtesse,
répondit-il songeur.
– Vous voilà bien mystérieux, monsieur.
– Tout autant que vous qui nous cachez que vous écrivez et dont
nous continuerions d’ignorer vos talents d’écriture si votre père
ne nous en avait parlé, non sans éloges d’ailleurs, l’avait alors
apostrophée M. Daudet en s’immisçant dans la conversation.
Mathilde s’était sentie rougir comme une petite fille dont on
aurait découvert les horribles coloriages.
– Mais mon père n’a jamais lu ce que j’écrivais, protesta-t-elle
confuse, tout en songeant, horrifiée, qu’il était capable de
l’avoir fait à son insu.
– Je ne crains que si, comtesse. Mais ne lui en voulez pas car
il l’a fait pour votre bien et je suis même impatient de lire vos
contes.
– Je n’oserais jamais vous présenter mes pauvres gribouillis,
balbutia Mathilde au comble de la confusion, tout ébaubie que Léon
Daudet, dont les talents littéraires étaient indiscutables malgré
ses manières de rustre et ses exagérations partisanes, pût
s’intéresser à ses écrits.
– Si vous souhaitez devenir un écrivain reconnu, comtesse, il va
vous falloir franchir le pas, lui dit en souriant Maxime Real del
Sarte. Réfléchissez-y.
Au sortir de la soirée, quand elle se fut retrouvée seule avec
son père dans la voiture, elle ne lui mâcha pas les mots malgré la
présence du capitaine Markov.
– Comment avez-vous osé faire une chose pareille ? se
récria-t-elle la portière de l’Hispano à peine refermée. Jamais je
ne me suis sentie aussi idiote de toute ma vie. De quel
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