Mélancolie française
anglo-prussien, enserraient l’ouest de l’Europe et isolaient la France. L’Angleterre prenait une revanche éclatante sur la guerre d’Indépendance américaine. L’impératrice Catherine II écrivit avec jubilation que les échecs successifs de la politique étrangère de la France ruinaient ses ambitions et son prestige accumulés « pendant deux cents ans ».
Au firmament de sa magnificence, la France ignorait qu’elle sortait de l’histoire. Le règne de Louis XVI est cette époque transitoire où la France n’est plus un prédateur mais pas encore une proie.
Dès le début de la Révolution, les monarques de la coalition ne s’y trompèrent pas : ce n’était pas le sort de leur malheureux parent, Louis XVI, qui était en cause, mais le démembrement d’un pays affaibli par les troubles et les désordres. La France n’était qu’une Pologne en grand. Un rêve pour la Prusse, et même l’Autriche. C’est ce qui rend inexpiable le crime d’une Marie-Antoinette, qui n’hésita pas à transmettre les plans de l’état-major français aux services secrets de son frère, empereur d’Autriche. La mode actuelle autour de l’Autrichienne est sans doute une preuve supplémentaire de l’abaissement du sentiment national dans notre pays.
Une monarchie millénaire aux abois laissait toutefois à ses successeurs un héritage plantureux : le pays a atteint en 1789 la taille démographique optimale qui lui permet de dominer l’Europe : vingt-huit millions d’habitants, autant que l’Angleterre, la Prusse et l’Autriche réunies. Seule la Russie atteint un nombre équivalent d’habitants, mais sur un territoire immense. Les deux « empires » démographiques sont mûrs pour se partager l’Europe.
Les victoires de la Révolution retournèrent miraculeusement la situation. Rive gauche du Rhin, Belgique, républiques Cisalpine (Milan), Ligurienne (Gênes), Piémont et Turin annexés en 1801, la France républicaine, en achevant à la hussarde le destin romain rêvé par les rois, se mettait à l’échelle de la modernité. Le pays semblait en passe de réussir la transmutation de puissance à superpuissance exigée par les nouvelles conditions de la géopolitique mondiale.
Il avait fallu tuer un descendant de Saint-Louis pour parachever ce que les quarante rois avaient préparé avec un soin méticuleux et patient. Le peuple soutint des élites qui, découragées par l’incapacité de la monarchie de monter les ultimes marches du destin romain qu’elles lui avaient tracé mille ans plus tôt, avaient décidé de poursuivre l’œuvre sans elle. D’abord en portant sur le pavois un césar à sept cents têtes : la Convention ; puis, à la manière plus classique du héros : Bonaparte.
Les conquêtes de la Révolution n’ont été en réalité qu’une réponse aux bouleversements du XVIII e siècle ; mais ce simple rééquilibrage géopolitique fut vécu par toute l’Europe comme l’insupportable arrogance de l’« insolente nation ». Subjugués et financés par l’Angleterre, qui ne voulait pas qu’il y eût sur le continent de domination aussi absolue que celle qu’elle-même exerçait sur les mers, les monarques européens n’auraient de cesse que d’abattre la puissance française. L’Europe des rois ne reconnaîtrait jamais à cette France-là ce « droit de bourgeoisie », que solliciterait en vain Talleyrand.
Chapitre 3
L’Empereur
Du superbe « dix-huit brumaire de Louis Bonaparte », la postérité n’a retenu que la célèbre phrase de Karl Marx, et encore tronquée : « Les hommes font leur propre histoire. Mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. »
La suite était pourtant passionnante : « de 1789 à 1814, la Révolution se drapa successivement dans les oripeaux de la République romaine et de l’Empire romain […]. Camille Desmoulins, Danton, Robespierre, Saint-Just, Napoléon, les héros comme les partis et la masse de la vieille Révolution française réalisèrent, sous le costume romain et avec des phrases romaines, la tâche imposée par leur époque, c’est-à-dire l’affranchissement et l’établissement de la société bourgeoise moderne […].
« Une fois réalisée la nouvelle forme de la société, les colosses antédiluviens disparurent et, avec eux, les reconstitutions empruntées à Rome, les Brutus, les Gracches, les Publicola, les tribuns, les sénateurs et César lui-même. La société bourgeoise, pratique et réaliste, s’était
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