Mélancolie française
l’image de cette victoire de Marengo, emportée par l’arrivée in extremis sur le champ de bataille de Desaix, alors que Bonaparte était acculé par les Autrichiens en surnombre. La France portera l’homme qui avait réussi cette tâche millénaire sur le pavois impérial. Dans sa quête de « banalisation » européenne de la France, Talleyrand aurait préféré qu’on « fît un roi » ; mais il y avait alors seulement onze ans que la tête de Louis XVI avait roulé dans la sciure.
Cinquante ans avant Marx, Talleyrand n’était pas dupe de l’aspect parodique de cette consécration impériale. Nous n’étions plus à Reims, mais dans une Notre-Dame drapée comme un décor de théâtre ; le charme monarchique avait été rompu par le couteau de la guillotine.
D’où son sourire ironique sur le fameux tableau de David. Déjà, en 1802, Napoléon avait songé au titre d’empereur des Gaules ; mais « le ridicule en fit justice. On vit sur le boulevard une caricature représentant un enfant conduisant des dindons avec une gaule, et au-dessous ces mots : l’Empire des Gaules. La garde des consuls lui prouva par ses murmures qu’elle n’avait pas encore oublié ses cris de Vive la République qui l’avaient si souvent conduite à la victoire. Lannes, le plus brave de ses généraux […], lui fît une scène de républicanisme » (Stendhal, Vie de Napoléon).
Les Anglais comprirent très vite leur bourde pacifique. Les historiens contemporains partagent les responsabilités de la rupture de la paix d’Amiens, en notant que Napoléon a irrité les Anglais en annexant le Piémont ; mais le traité de 1802 ne réglait que les différends maritimes entre les deux pays et laissait carte blanche à la France sur le continent. Le Piémont ne pouvait pas échapper à une France qui accomplissait son destin romain. Napoléon réalisait le rêve de François I er , de Louis XIII ; ce qu’avait laissé échapper Louis XIV à cause de son dépressif petit-fils « espagnol ». Les Anglais saisirent le premier prétexte en refusant d’évacuer Malte ; la Navy surveillait la route des Indes par cette Méditerranée dont Napoléon voulait faire un lac français.
« C’est l’Angleterre qui m’a poussé, forcé à tout ce que j’ai fait. Si elle n’avait pas rompu le traité d’Amiens, si elle avait fait la paix après Austerlitz, après Tilsit, je serais resté tranquille chez moi », dira Napoléon à Caulaincourt, dans la berline qui les ramène de Vilnius à Paris, après le désastre russe. Comme s’il comprenait enfin le piège dans lequel il était tombé ; le piège dans lequel il ne pouvait pas ne pas tomber.
Des frontières naturelles, on passa à l’unification de l’Europe. Extension inéluctable. Après Tilsit vint le temps de l’Empire d’Occident. L’Empereur s’inspira du modèle carolingien, rassemblant autour de la France des marches protectrices en Allemagne et en Italie. Trop vite, trop haut, trop fort ; certains ont prétendu que ses origines italiennes l’auraient éloigné de la modération capétienne si française. Stendhal le compara aux condottieri du XIV e siècle, aux Sforza, ou à Castruccio Castracani, tyran de Lucques au XIV e siècle ; mais, à part l’épisode espagnol, on peine à reconnaître des traces de machiavélisme dans la pratique politique de l’Empereur. Souvenons-nous seulement que Louis XIV (mère espagnole, mentor italien) prétendait donner « une paix romaine » à l’Europe.
« La conception du Grand Empire est toute romaine, comme la République d’où il sort. Il rappelle l’Empire romain parce que les conditions en sont analogues, que le théâtre en est le même et que les combinaisons du gouvernement des hommes sont limitées. C’est l’Empire de Dioclétien pour l’administration, les codes, toute la mécanique du gouvernement, des auxiliaires étrangers, des barbares enrégimentés, des confins militaires et, encore au-delà, pour l’inconnu des forêts et des plaines sans fin, des Scythes, des Sarmates et des Slaves. Charlemagne donne l’idéal légendaire ; Dioclétien, les réalités, les instruments d’État » (Albert Sorel).
On traite souvent la France des cent trente départements par l’effroi devant la démesure ou l’ironie cinglante devant la mégalomanie. Pourtant, l’Empire de 1811 contient, hors l’Hexagone, la Belgique, les Pays-Bas, la Rhénanie, le Piémont et la Toscane. Mis à part les côtes maritimes de
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