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Mélancolie française

Mélancolie française

Titel: Mélancolie française Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric Zemmour
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créé ses vrais interprètes, ses véritables porte-parole, dans la personne des Say, des Guizot, des Royer-Collard, des Benjamin Constant, des Cousin ; ses capitaines réels siégeaient derrière les comptoirs, et son chef politique, c’était Louis XVIII, cette "tête de lard". Entièrement absorbée par la production de la richesse et la lutte pacifique de la concurrence, elle ne se rendait plus compte que les ombres romaines avaient veillé sur son berceau. Mais, bien que cette société bourgeoise n’eût rien d’héroïque, il n’en avait pas moins fallu l’héroïsme, l’abnégation, la terreur, la guerre civile, les batailles des nations pour la mettre au monde. Et ses gladiateurs trouvèrent, dans les austères traditions classiques de la République romaine, les conceptions idéales et les formes d’art dont ils avaient besoin pour se dissimuler à eux-mêmes le fond bourgeoisement étroit de leurs luttes et maintenir leur passion à la hauteur de la grande tragédie historique […].
    Sous la Révolution, tout le monde est romain. Saint-Just dit : « Le monde est vide depuis les Romains. » Il a hâte de le remplir. À Louis-le-Grand, ses jeunes condisciples appelaient Robespierre « le Romain ». Les mânes de Brutus sont invoqués sans cesse. Bonaparte signe Brutus son récit de sa prise de Toulon aux Anglais. Ensuite, il endosse les habits de César ; et fait de Brutus le chef de la police. Logique historique impeccable. Lorsque la propagande anglaise dénonce « l’Empire des Gaules », elle touche au plus juste. Quand Marx brocarde les nains Guizot ou Cousin, et les rois de la Restauration, il oublie seulement qu’ils sont le produit de la défaite française, et de la victoire anglaise. Le capitalisme n’a pas qu’un seul modèle. Les révolutionnaires en effet se battent sur deux fronts : le combat de l’avenir, face à l’Angleterre, pour le monde qui vient ; le combat du passé, face aux vieilles monarchies, pour lesquelles la France est l’horreur révolutionnaire qui menace leurs trônes. La diplomatie britannique a bien compris cette situation inédite et joue parfaitement de l’effet de tenaille.
    Marx voit juste ; mais, enfermé dans son prisme économico-social, il laisse de côté l’aspect géostratégique. En cette fin du XVIII e siècle, le rêve romain de la France est le seul qui puisse lui permettre, dans les temps qui s’annoncent, de conserver son rang. Napoléon ne l’a pas compris tout de suite ; il s’est adapté aux circonstances, longtemps favorables, sans plan précis ni parfois cohérent. Il a tâtonné et commis beaucoup de fautes, pas toujours celles qu’on lui reprochera le plus. Mais il y avait en lui du prophète génial – « poète de l’action », comme l’avait surnommé Chateaubriand, qui pressentait, parfois, l’avenir. Seul un poète, Paul Valéry, autre voyant, comprendrait ce qui s’était joué : « Napoléon semble être le seul qui ait pressenti ce qui devait se produire et pourrait s’entreprendre. Il a pensé à l’échelle du monde actuel, n’a pas été compris, et l’a dit. Mais il venait trop tôt ; les temps n’étaient pas mûrs ; ses moyens étaient loin des nôtres. On s’est remis après lui à considérer les hectares du voisin et à raisonner sur l’instant. »
    Les « quarante rois qui ont fait la France » lui avaient laissé un projet inachevé, forger une nouvelle Rome dans les limites de la Gaule romaine. Ce qu’on appelait « les limites naturelles » : « La mer et le Rhin, les Alpes et les Pyrénées ; ce sont nos sept collines » (Michelet). Ce but fut atteint sous le Consulat, avec la paix de Lunéville, signée avec les Autrichiens, et la paix d’Amiens, signée avec l’Angleterre en 1802. On imagine la félicité française, qui obtenait « la gloire et la paix dans l’honneur ». La gratitude française s’exprima d’autant mieux que les échecs de nos deux derniers rois, les folles imprudences et provocations des débuts de la Révolution, et la platitude cupide des directeurs avaient mis la France au bord du gouffre. « Le général Bonaparte pouvait dire à chaque Français : "Par moi, tu es encore français ; par moi, tu n’es pas soumis à un juge prussien, ou à un gouverneur piémontais ; par moi, tu n’es pas esclave de quelque maître irrité et qui a sa peur à venger. Souffre donc que je sois ton empereur" » (Stendhal, Vie de Napoléon).
    En 1800, le renversement est miraculeux, à

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