Mélancolie française
lui refusa, avec une véhémence que permettaient les libertés récentes octroyées par l’« Empire libéral » et la faiblesse d’un empereur malade, les moyens d’affronter à armes égales la machine de guerre que Bismarck s’apprêtait à lancer sur des chemins de fer flambant neufs.
Le « tyran » se révéla moins puissant qu’un Premier ministre anglais. Il y perdrait son trône. Les républicains, ceux-là mêmes qui l’avaient empêché au Corps législatif de défendre le pays, lui succédèrent. Tenteraient une dernière fois de « chausser les bottes de 1792 ». En vain. Jusqu’en 1914, la III e République ne pourra faire oublier son péché originel : avoir été portée sur les fonds baptismaux par le chancelier Bismarck. Des décennies plus tard, dans La Grande Peur des bien-pensants , Georges Bernanos, impitoyable, évoquera encore ces liens troubles entre Bismarck, la défaite française et l’avènement de la république : « Il est sûr que la capitulation de Sedan fit la fortune du parti républicain. On se rappelle le cri fameux : "Les armées de l’Empereur sont battues !" » Alors, ces « parvenus du 4 septembre ne virent pour eux de salut que dans un véritable soulèvement de la passion nationale, une sorte de guerre d’indépendance, à l’espagnole, où le nouveau régime trouverait sa consécration ».
Bernanos n’avait rien oublié ni pardonné : « Lorsque ce résultat leur parut atteint et qu’ils se trouvèrent face à face, devant les barricades de la Commune, avec ce même peuple qu’une prodigieuse mise en scène avait fini par prendre aux entrailles, ils le rafraîchirent avec du plomb. »
Les militaires français ont depuis la réputation justifiée de préparer la guerre qu’ils viennent de perdre. Après cette tragique défaite, ils comprirent que la prise de Paris ne devait pas signifier la fin de la guerre, d’où les balades gouvernementales à Bordeaux en 1914 et en 1940. La France républicaine renoua prudemment avec la conscription révolutionnaire : le retour de la « quantité » sur la « qualité ». Jusqu’à sa suppression par le président Chirac, un siècle plus tard. Le grand retour de la « qualité », et des choix géopolitiques qui, on le verra, rappellent assez ceux de la Restauration.
Les efforts français s’avérèrent vains. Jamais les Anglais ne laisseraient la France revenir dans la course. Ils avaient eu trop de mal à l’en écarter. Toute notre histoire du XIX e et du XX e siècle fut déterminée par la chute de l’empire napoléonien. À Vienne, les Anglais avaient enfin gagné. Ils avaient mis le ver dans le fruit. Ils avaient ruiné des efforts séculaires français. L’ancien prédateur devenait proie. Les rôles entre la France et la Prusse pouvaient s’inverser. Dans le même temps que les courbes démographiques. À partir de 1812 – date décidément charnière –, la « Chine de l’Europe » amorça une lente décroissance démographique, pendant que les autres pays d’Europe entraient dans leur « révolution démographique ». On a accusé la législation révolutionnaire supprimant le droit d’aînesse, poussant les paysans à une politique de l’enfant unique ; l’Église a condamné le libertinage si français, jadis aristocratique, imité par la bourgeoisie, puis la paysannerie. Et si le peuple français avait tout simplement intériorisé sa défaite ? S’il avait renoncé à faire des enfants par renoncement pacifiste ? La vitalité sexuelle est la canalisation d’une violence, d’une agressivité de mâle dominant ; les guerres de la Révolution et de l’Empire avaient constitué un effort inouï pour rattraper le retard économique de la France, dominer l’Europe et le monde. Après avoir cru toucher au but, la France s’avouait vaincue. Plus besoin de se battre, de faire des enfants. Il faut relire les premières pages sublimes des Confessions d’un enfant du siècle de Musset pour avoir une idée de l’ambiance désolée et désolante qui régnait alors en France.
On a beaucoup glosé sur le traumatisme français après la perte de l’Alsace-Lorraine. On n’évoque jamais la perte de l’empire de Napoléon. Les Français s’étaient pourtant attachés aux provinces du Grand Empire. La France avait entrepris une lente francisation de ces régions par la langue, les codes, l’administration – à la manière romaine -et l’art de vivre. Quelle différence y a-t-il entre
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