Mélancolie française
marathe. Les Anglais imposèrent le libre-échange pour ruiner l’industrie textile indienne. À partir de 1840, ils contraignirent par les armes les Chinois à s’ouvrir au commerce de l’opium. Le « doux commerce » ne remplaçait pas la guerre, mais constituait le but ultime de guerre ; le libre-échange, démentant les théoriciens ricardiens, ne s’avérait nullement un outil d’échanges réciproques, mais une arme de destruction massive des rivaux économiques de l’industrie anglaise. Aden, Hong Kong et Singapour devinrent les bases de la domination militaire de la Navy. Cette première mondialisation, sous hégémonie britannique, fit – déjà – germer des idées de gouvernement mondial. C’est l’« idée anglophone » qu’évoquera Cecil Rhodes, le fondateur de la Rhodésie, qu’exalteront les écrivains Kingsley ou Kipling, que soutiendront activement les milieux financiers de la City. Idée reprise intacte cent ans plus tard, pendant la seconde mondialisation, après la chute du mur de Berlin en 1989 ; mais l’Amérique a remplacé l’Angleterre, avec l’accord consentant et même enthousiaste de l’ancienne maîtresse du monde.
Cette domination sans partage d’une unique puissance thalassocratique ne pouvait pas ne pas faire réagir un continent européen qui refusait d’être marginalisé. La France, brisée par l’échec de Napoléon, le congrès de Vienne, et le déclin démographique, n’avait plus les moyens de s’y opposer. La république instaurée miraculeusement sur les ruines de l’empire et de la défaite en 1870 était trop occupée à sauvegarder son pouvoir chancelant pour jouer dans cette bataille de géants. Les obscurs dirigeants des gouvernements précaires de la III e République prirent l’habitude de prendre leurs ordres à Berlin. L’ambassadeur d’Angleterre, lord Lyons, disait en 1887 : « Il est inutile de causer à Paris, puisque la France a confié toutes ses affaires au gouvernement prussien. »
L’Allemagne, portée par un dynamisme industriel et démographique formidable, osa alors reprendre au grand jour le flambeau continental. Constitution d’une marine puissante, revendications coloniales aussi tardives que véhémentes, Guillaume II jetait dans les poubelles de l’histoire les prudences matoises de Bismarck. Les Allemands avaient toutes les audaces. En 1895, les bâtiments français rencontraient les escadres allemandes et russes dans les eaux du canal de Kiel. Guillaume II avait lancé les invitations, et les Russes, grâce auxquels nous étions sortis de notre isolement, nous avaient pris par la main pour nous conduire vers leurs amis allemands. À la stupéfaction du monde, et surtout des Britanniques, le ministre des Affaires étrangères français, Gabriel Hanotaux, s’était laissé mener.
Cette alliance continentale autour d’un axe Paris-Berlin-Pétersbourg aurait été la fille de Tilsit, et la mère lointaine de l’« Europe de l’Atlantique à l’Oural » prophétisée cinquante ans plus tard par de Gaulle ; ou encore l'arrière-grand-mère du triangle éphémère Chirac-Schröder-Poutine contre la guerre du Golfe menée par les puissances maritimes et anglo-saxonnes en 2003 : les ÉtatsUnis et l’Angleterre.
Les trois pays avaient alors un intérêt évident à se liguer contre l’Angleterre. Les Russes bataillaient avec les Anglais autour de l’Afghanistan ; l’Allemagne s’avérait un rival industriel et commercial redoutable pour la puissance britannique ; la France, au-delà de ses objectifs seulement coloniaux, trouvait là l’occasion unique de prendre enfin sa revanche sur les traités de 1815. La tension belliciste entre les deux « ennemis héréditaires » au moment de la rencontre sur le Nil en 1898 entre les troupes du capitaine Marchand et les soldats britanniques prouve que Fachoda aurait pu jouer le rôle que tiendrait seize ans plus tard l’attentat de Sarajevo.
Mais l’alliance continentale Paris-Berlin-Pétersbourg ne vit jamais le jour.
La France n’en était plus le cœur ni la puissance dominante ; sans doute une des raisons majeures de son échec. En 1895, la France avait du mal à se réconcilier avec le prédateur qui lui avait arraché l’Alsace et la Lorraine, même si, contrairement à la légende, la fameuse obsession de la revanche hantait moins les dirigeants français qu’on ne l’a dit depuis. L’instabilité ministérielle, la faiblesse des gouvernements face aux
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