Mélancolie française
Strasbourg et Mayence, entre Metz et Coblence ? Entre Nice et Turin ?
Après 1815, la paix fut relative. De nombreux affrontements émaillèrent l’histoire du XIX e siècle, même s’ils ne dégénérèrent pas en conflit global ; Chateaubriand disait que les vingt-cinq années de guerres de la Révolution et de l’Empire avaient dégoûté l’Europe de la guerre. Le verrouillage réactionnaire de la Sainte-Alliance n’empêcha pas les révolutions à travers toute l’Europe en 1830 et en 1848. Elles furent noyées dans le sang. Le congrès de Vienne, et son principe d’« équilibre européen », auront donc bien « couvert » la mondialisation sous domination de l’Angleterre ; et permis à la Prusse de façonner l’unité allemande à son profit. Sur le dos de la France et de la Russie. Chez Henry Kissinger, c’est l’ancien Allemand qui parle.
La France et la Russie attendirent pourtant la fin du XIX e siècle pour nouer cette alliance tant rêvée par Napoléon ; en 1892, les deux cocus du congrès de Vienne s’associaient. Le choix antifrançais et proanglais d’Alexandre I er s’était révélé, comme le noterait Alexandre Soljenitsyne, une erreur funeste. Des intérêts commerciaux des aristocrates russes à la détestation chrétienne de la reine mère pour le fils de la révolution française, on connaît bien les motifs qui conduisirent le Tsar à trahir son « frère » de Tilsit. On sait moins que ce sont encore et toujours les souvenirs obsédants de l’Empire romain qui avaient douché l’enthousiasme de Napoléon pour « la montagne de neige ».
L’Empereur avait en effet été retourné par un mémoire que lui avait envoyé Alexandre d’Hauterive, un des principaux conseillers du ministre des Affaires étrangères, grand ami de Talleyrand mais aussi de Fouché : « Par le partage de la Turquie, la Russie devient nécessairement puissance maritime. Toutes les barrières orientales et septentrionales du monde seront rompues… et si les circonstances de temps et de lieu la favorisent, la Russie, maîtresse de l’empire d’Orient et de celui du Nord, ne sera plus aux portes de l’Europe, mais dans son sein. Il est possible qu’un jour la France s’affaiblisse, que les États du continent ne soient plus garantis par un grand système de confédération et que les Russes suivent la trace des Wisigoths qui passèrent le Danube, obtinrent des empereurs de Constantinople de s’établir en Thrace, exterminèrent l’empereur, pillèrent Rome, s’installèrent en Gaule et finirent par conquérir l’Espagne et une partie de l’Afrique. La progression des conquêtes de la Russie suit exactement la même ligne géographique que les Wisigoths. »
Ébranlé, Napoléon confia à Talleyrand en 1809 : « Nous allons à Erfurt, je veux en revenir libre de faire en Espagne ce que je voudrai, et je ne veux pas être engagé d’une manière précise dans les affaires du Levant. »
Talleyrand s’empressa de transmettre ces confidences au Tsar, pour « sauver l’Europe ». Et détruire la prééminence française, en prétendant, à la face des siècles, qu’elle ne pouvait durer avec un fou comme Napoléon.
Les Prussiens mirent eux aussi près d’un siècle à comprendre le sens de la prophétie napoléonienne ; qu’ils aient travaillé pour le roi d’Angleterre ne leur apparaîtrait pas de sitôt. Les héritiers de Blücher avaient été, il est vrai, payés rubis sur l’ongle. L’unité allemande s’acheva sous la tolérance bienveillante de Londres ; la défaite de 1870 solda définitivement la rivalité française ; le neveu avait payé les intérêts de la dette de l’oncle. La géopolitique bismarckienne de domination du continent européen, par l’isolement d’une France amputée, convenait fort bien aux intérêts anglais. Le Chancelier de fer, contrairement à Bonaparte, prit soin de ne jamais franchir les deux lignes rouges tracées par Londres : pas de marine ni d’empire colonial. À l’Allemagne, l’Europe ; le monde à l’Angleterre : cette division des tâches convenait parfaitement bien à Albion. À partir de la défaite de Napoléon, l’expansion de la Grande-Bretagne parut irrésistible, comme pour démontrer que l’empereur français avait bien été le seul obstacle sérieux à cette domination mondiale. Les Anglais achevèrent la conquête militaire du sud de l’Inde, après deux guerres qui les opposèrent aux Gurkhas et à la confédération
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