Mélancolie française
pressions de l’opinion et des lobbys, dénoncée par les analystes les plus brillants à droite (Charles Maurras dans Kiel et Tanger) comme à gauche (Marcel Sembat, dans Faites un roi. Sinon faites la paix »), rendait la III e République parlementaire incapable de conduire une politique étrangère cohérente et continue. L’affaire Dreyfus, qui redonna au pays son traditionnel climat de guerre civile, réveilla la haine du Boche, enfouie peu profondément dans la société française. Maurras soupçonna même les services secrets anglais d’avoir inventé l’« affaire Dreyfus » pour déstabiliser l’armée française.
Des gaullistes, un siècle plus tard, accuseront de même les services américains et israéliens d’avoir lancé Daniel Cohn-Bendit en mai 1968 contre le général de Gaulle, après la sortie de l’organisation intégrée de l’OTAN et le « vive le Québec libre ! ».
Au tournant du siècle, Delcassé remplaça Hanotaux ; la France changea de maître ; à l’Allemand succéda l’Anglais. L’Entente cordiale, signée entre la France et l’Angleterre en 1904, fut la réponse du berger anglais à la bergère allemande. Les Britanniques sacrifièrent quelques rogatons de leur empire colonial pour retourner l’épée française contre l’ennemi germain. Tanger se substitua à Fachoda : les provocations marocaines de Guillaume II donnèrent une couleur inéluctable à un conflit dont les meilleurs experts militaires prédisaient une courte durée de « quelques mois » et qui se prolongea jusqu’en… 1945. Cette nouvelle « guerre de Trente Ans », non plus pour des raisons religieuses mais pour des motifs idéologico-économiques, après avoir dévasté le territoire français, ravagea l’ensemble du continent. La « revanche » prise par Hitler en juin 1940 s’apparente à une sorte de « Cent-Jours » qui auraient d’abord réussi. L’armée allemande, en 1918, comme son homologue napoléonienne en 1814, était convaincue qu’elle n’avait perdu qu’en raison de multiples trahisons. Elle ne s’avouait pas vaincue. Les Prussiens continuaient d’imiter en tout ces Français tant haïs, aussi admirés que honnis. Les mêmes causes produisirent les mêmes effets. La puissance continentale s’abîma dans les rigueurs de l’hiver russe, et s’inclina devant sa rivale thalassocratique. Rome devant Carthage.
La bataille d’Angleterre fut encore gagnée, mais, alors que la Navy de Nelson l’avait emporté à Trafalgar sans mettre en danger le territoire britannique, le triomphe final de la Royal Air Force ne put empêcher la destruction de la puissance industrielle anglaise. C’est sans doute le sens secret de la défaite électorale de Churchill en 1945, comme si les Anglais, repus de gloire et de malheurs, lui faisaient payer la décadence d’Albion. Carthage s’effondrait enfin dans les flammes de cet incendie dantesque qu’elle avait elle-même allumé cent quarante ans plus tôt, en rompant la paix d’Amiens en 1802. Le centre de l’économie-monde, pour parler comme Fernand Braudel, était entre-temps passé à New York. La nouvelle Carthage américaine prenait le relais.
Après Waterloo, Blücher avait été fait maréchal par le prince régent d’Angleterre. Un siècle plus tard, en 1918, Foch recevra la même distinction du roi Georges V. Il aura alors cette réflexion goguenarde : « Je suis bien content de lui rendre la pareille. » Pour les chefs français, militaires et politiques, la victoire de 1918 sonnait la revanche de 1815. Naïveté. L’histoire ne dit pas si en prenant la succession de Blücher, même avec cette distance sarcastique, Foch se rendait compte qu’ils n’avaient été, lui, et ses millions de soldats, que l’épée de l’Angleterre, combattant pour la pérennité ultime de la puissance britannique, comme Blücher et les Prussiens l’avaient fait en leur temps contre Napoléon. À Versailles, Clemenceau comprendrait mais un peu tard que la France n’avait pas été dans cette héroïque boucherie le soldat de l’idéal mais celui de l’Angleterre.
La défaite de Waterloo, et le traité de Vienne, si admirable aux yeux germanophiles d’Henry Kissinger, nous conduisaient inéluctablement au déclin et à l’histoire tragique du XX e siècle. Seule la victoire de Napoléon aurait pu nous épargner ce désastre. Ou alors la victoire totale de l’Allemagne à l’été 1914. Dans ce contexte tragique, notre plus grave «
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