Mélancolie française
traité de lâche à son époque parce qu’il craignait le feu, est absous, au nom du souverain bien : la paix.
Quand Talleyrand arriva à Vienne en 1814, il écrivit à Mme de Staël : « Je ne sais pas ce que nous ferons ici, mais je vous promets un noble langage. » Après avoir bien manœuvré, joué l’Angleterre et l’Autriche contre la Prusse et la Russie, Talleyrand écrivit à Louis XVIII : « La France n’est plus isolée en Europe. » Talleyrand avait posé les deux règles d’or de la diplomatie française de notre temps.
Homme du passé, malgré sa brillante intelligence, il ne pouvait imaginer que la France de sa jeunesse, celle de Louis XV, enfermée dans ses « anciennes limites », n’aurait plus les moyens d’être la puissance dominante en Europe. Il avait des excuses. L’Allemagne n’existait pas encore. Il rêvait qu’une France renforcée pût revendiquer de nouveau « ses frontières naturelles ».
Mais l’alliance avec l’Angleterre ne pouvait être acceptée par Londres qu’au prix de la sujétion française. Il voulut croire qu’en échange de la ruine de l’Empire français il obtiendrait la fin de la domination anglaise sur les mers. Il admirait trop le régime anglais, libéralisme et parlementarisme, pour souhaiter écraser notre impitoyable adversaire. Lorsque le Blocus continental avait menacé sérieusement l’Angleterre, il s’était écrié, affolé : « C’est la fin de la civilisation. » Il était prêt à tout pour sauver une certaine idée de l’Europe. Même à trahir : « Sire, que venez-vous faire ici ? C’est à vous de sauver l’Europe, et vous n’y parviendrez qu’en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son souverain ne l’est pas ; le souverain de Russie est civilisé, son peuple ne l’est pas ; c’est donc au souverain de la Russie d’être l’allié du peuple français. » On connaît ces mots célèbres lancés au tsar Alexandre à Erfurt en 1809, alors que Napoléon, enfoncé dans le bourbier espagnol, sur une idée de Talleyrand -« Faites comme Louis XIV », lui avait-il suggéré ! –, n’a jamais eu autant besoin de son allié de Tilsit.
Après la chute de Napoléon, ses successeurs s’agitèrent en mouvements désordonnés et spasmodiques comme des mouches emprisonnées dans la toile d’araignée du congrès de Vienne. Notre pays ne parvint pas à sortir, durant toute cette période, d’une schizophrénie cruelle et inguérissable.
Les derniers Bourbons crurent renouer avec la gloire passée de leurs ancêtres en chaussant leurs pantoufles ; mais celles-ci étaient trouées. Le général de Gaulle lui-même dans La France et son armée laisse pourtant percer son admiration pour cette entreprise : « La monarchie renouant la chaîne des temps projetait de reprendre à l’extérieur son effort traditionnel : sauvegarder l’équilibre européen, éviter la formation de grandes puissances à nos frontières, tenir, avant tout, l’Allemagne divisée, cultiver les alliances d’intérêts, attirer la clientèle des petits et exploiter les occasions, s’avancer vers le Rhin sans hâte en consolidant chaque pas ; entre-temps maintenir en Méditerranée notre prépondérance et empêcher sur l’Océan toute hégémonie maritime…»
Le temps d’une expédition brillante en Espagne, les Bourbons firent illusion. Ils avaient adapté leur outil militaire à leur stratégie. Les lois Gouvion-Saint-Cyr et Soult avaient édifié une armée légère, refusant la conscription de masse, renvoyant les « demi-solde » napoléoniens à leurs souvenirs glorieux. Entre la « quantité » et la « qualité », nos derniers monarques avaient choisi la « qualité ». À l’époque, seuls les « patriotes » de gauche regrettaient cette prudence. « Les traités de 1815 leur apparaissent comme la consécration d’un abaissement qu’il faut à tout prix réparer. C’est la halte dans la boue. » De Gaulle avait peut-être tort de brocarder le romantisme effréné des « patriotes ». Les réalistes n’étaient pas alors forcément ceux qui en avaient l’air.
Dès que les Bourbons voulurent sortir de l’épure tracée pour la France par l’Angleterre au congrès de Vienne, ils le payèrent en effet de leur disparition.
En 1830, Charles X bombardait Alger parce qu’il en avait assez du piratage arabe le long des côtes, qui pillait et emportait au loin ses prisonniers blancs en esclavage. Napoléon avait
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