Mélancolie française
erreur » fut sans doute notre victoire héroïque de la bataille de la Marne. Alors, nous aurions économisé un million et demi de vies, sans oublier les 200 000 militaires et 400 000 civils de la Seconde Guerre mondiale. En cas de défaite française dès 1914 (à défaut de victoire en 1815), pas de révolution russe, pas de fascisme, pas de nazisme, pas d’holocauste des Juifs, pas d’intervention américaine en 1917 ni en 1944. La pax germanica aurait régné sur le continent. Une autre guerre aurait continué entre l’empereur d’Allemagne et le roi d’Angleterre, son cousin germain ; une guerre qui aurait préfiguré celle de 1940 ; ce sempiternel affrontement entre la terre et la mer dont Napoléon et la France avaient cru sortir vainqueur. Amère uchronie.
Chapitre 5
Le Maréchal
L’Amérique s’imposa à l’Europe et à la France par l’arrivée de ses boys sur les champs de bataille de la Marne. La prédiction de Talleyrand se réalisait. Pétain en fut l’instrument inconscient.
Le souvenir de Pétain est manichéen : louangé pour avoir attendu les Américains en 1917, il est vilipendé pour avoir refait le même choix en 1940. Son attentisme aurait été salvateur dans le premier cas, immoral et funeste dans le second. On préfère penser comme de Gaulle que « Pétain est mort en 1925 à l’insu de ceux qui ne faisaient pas partie de son entourage ».
Et si c’était l’inverse ? Et si Pétain avait toujours été le même, dès 1914 ? Et si – question sacrilège – le bon choix, il l’avait fait en 1940, et que la faute contre la guerre, l’histoire, la France, ce fut en 1917 qu’il l’avait accomplie ?
Alors, assurés que Pétain ne bougerait plus sur son front ouest, Ludendorff et Hindenburg s’en donnèrent à cœur joie et liquidèrent l’armée russe à Riga, sans oublier les Italiens écrasés à Caporetto ; les Allemands, eux, n’avaient pas abandonné la guerre de mouvement. La défaite russe entraînerait la révolution de 1917, la paix de Brest-Litovsk, et permettrait à Ludendorff de rapatrier ses soixante-quinze divisions de l’est, qui avaient tant manqué à l’Allemagne, lors de l’offensive de la Marne en 1914, sur le front ouest.
Pour la première fois de la guerre, les Allemands avaient l’égalité numérique. La stratégie attentiste de Pétain conduisait inéluctablement la France à une paix blanche, proposée alors par le pape et l’empereur d’Autriche. Comme le raconte Guy Dupré dans son chef-d’œuvre, Le Grand Coucher , le député Laval confiait au comité secret de la Chambre des députés : « Messieurs, regardons la situation telle qu’elle est… À l’arrière et à l’avant, l’idée s’ancre : on ne les aura pas militairement… Nous ne sommes pas ici pour nous mentir, ni pour faire des couplets brillants sur le courage de la France. Il faut dire exactement ce qui est : il y a en France une fatigue de la guerre et un courant en faveur de la paix. » Laval se vit refuser par le président du Conseil Painlevé son passeport pour le congrès international socialiste de Stockholm qui prendrait position pour une paix blanche à la mode léniniste.
1917, c’était la revanche de 1709 ; Fénelon et le duc de Bourgogne ressuscitaient. Alors, face à eux, il y avait eu le duc d’Orléans, le vainqueur de Villaciosa et Villars, le sauveur de Malplaquet et Denain. Deux siècles plus tard, les pacifistes eurent gain de cause. Pétain et ses alliés interrompirent l’offensive de Nivelle sur le chemin des Dames d’avril 1917. Ils eurent la peau du général Mangin et de sa 6 e division, la seule qui progressait vraiment ; lui retirèrent son commandement.
L’offensive de 1917 sur le chemin des Dames coûtait cher en vies humaines ; mais pas plus que la défense héroïque sur la Marne en 1914, et à Verdun en 1916. Les historiens contemporains nous ont appris que les grandes mutineries de cette année-là étaient issues du désespoir d’hommes las de mourir dans des attaques vaines et mal conduites. Il y eut même en 1997 un Premier ministre socialiste pour réhabiliter ces mutins exécutés au nom de leur pacifisme. Et si ces hommes héroïques, des « lions conduits par des ânes », disaient, admiratifs, les Allemands, avaient été avant tout furieux qu’on les arrêtât juste au moment où ils sentaient la victoire proche ? Pétain est aujourd’hui loué pour avoir économisé le sang de ses hommes. À l’époque, ses
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