Mélancolie française
collègues ne voyaient pas les choses du même œil : « Avec Pétain, disait Mangin, les Boches seront encore là en 1940 [ sic ] . »
Le général manchot n’avait sans doute pas tort. En avril 1917, la machine de guerre allemande approchait du point de rupture. Sauvés par la pusillanimité de Pétain, puis soulagés par leur victoire à l’est, les Allemands jouèrent leur va-tout en adoptant justement une stratégie offensive à la Nivelle ; et reviendraient bientôt sur la Marne pour menacer à nouveau Paris. Il fallut la menace d’une défaite inouïe, la pression des Anglais, et l’arrivée des premières troupes américaines pour imposer Foch à Pétain. Foch essaie alors de donner à ses troupes un rythme napoléonien, mais c’est du Bonaparte filmé au ralenti ; Clemenceau a supplié à genoux Mangin de reprendre son commandement. Les Français abordent les Allemands en juillet, malgré les pressions réitérées de Pétain en faveur d’un arrêt des hostilités. Attendre les Américains pour l’hiver, toujours sa litanie. La grande offensive qui doit conduire les troupes alliées sur le Rhin, puis à Berlin, est prévue pour le 13 novembre. L’armistice est signé le 11. Peu d’historiens nous disent pourquoi. De rares iconoclastes prétendent que les Anglo-Américains nous ont arrêtés, de peur de voir les Français entrer à Berlin comme après Iéna, et dicter leurs conditions à l’Europe. D’autres soupçonnent Foch de ne pas avoir voulu voir Pétain sur son cheval blanc passer tel Davout sous la porte de Brandebourg à Berlin. Et puis, Foch, mal servi par des services de renseignement médiocres, ignorait l’état réel de délabrement de l’armée, de la société et du pouvoir allemands, proches de l’effondrement militaire, de la famine et de la guerre civile. Mangin et ses rares admirateurs continuèrent de penser que la victoire française – la seule, la vraie, sans les Américains – fut manquée au printemps 1917. Et que la face du monde, de l’Europe, de la France en eût été bouleversée. En juin 1940, une des premières décisions des autorités d’occupation allemandes fut de détruire la statue du général Mangin. Un hommage du vice à la vertu.
Le conflit de 1914 à 1945 fut une seule et même guerre. À Versailles encore, en 1918, Clemenceau crut saisir l’occasion de reprendre le travail là où l’Empereur l’avait laissé. Il eut la peau de la perfide Autriche, la révolution avait emporté les Romanov, et la défaite les Hohenzollern. On le lui reproche depuis lors, les petites nations de l’Europe centrale, nées de la dislocation de l’empire austro-hongrois, étant incapables de se défendre contre l’ogre allemand. On oublie seulement que l’empire autrichien avait naguère lui-même cédé devant la puissance de feu prussienne, et que nous étions là pour les en protéger. Nos accords militaires mais aussi industriels nous donnaient une place prépondérante dans l’Europe centrale où nous avions évincé et les Prussiens et les Russes. Mais, une fois encore, comme avant 1870, notre outil militaire ne fut pas adapté à notre géostratégie et à notre alliance avec les pays de la Petite-Entente.
De surcroît, la coalition anglo-américaine refusa jusqu’au bout notre arrivée sur la rive gauche du Rhin. Le spectre de Napoléon hantait les négociateurs anglais. La Rhénanie fut démilitarisée, mais pas réunie à la France. Dès 1919, le général Mangin affirmait : « Mes enfants reverront cela dans vingt ans. » La guerre de 1939 a commencé en 1936, lorsque la France ne réagit pas alors qu’Hitler remilitarisait la Rhénanie, tandis que son état-major tremblait. À ce moment-là, la guerre était nécessaire ; en 1938, à Munich, il était déjà bien tard. La cause tchécoslovaque n’était pas si bonne qu’on l’a dit depuis : conglomérat de minorités allemandes, hongroises, et même polonaises, auxquelles une centralisation à la mode française – le « tchécoslovaquisme » – imposait un joug politique, linguistique et culturel fort mal supporté, elle subissait à son tour ce « mouvement des nationalités » qui avait désintégré l’empire des Habsbourg à son profit. La France n’a pas bougé en 1936, pour ne pas s’aliéner ses « alliés » anglais qui le lui interdisaient : déjà minée par un pacifisme profond depuis la boucherie de 1914-1918, la France se retrouvait prise dans une tenaille tragique :
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