Mélancolie française
gréco-latine de la beauté et de la représentation, « l’irréel », disait-il avec condescendance, et remerciait le ciel, et Picasso et Braque, de nous avoir enfin ramenés au « style sévère » des grottes de Lascaux ou de l’île de Pâques. La révolution de l’art que porterait la France serait donc moderniste ou ne serait pas.
Alors, Malraux et de Gaulle ne retrouvaient pas seulement les mânes des rois-mécènes munificents ; ils renouaient ainsi avec la plus ancienne tradition nationale qui a fait, on l’a vu, depuis l’origine, de Clovis à Charlemagne, la « culture », marque de fabrique – et de fabrication – de notre pays. Mais, pour la première fois de sa longue histoire, la France ne fondait pas une « Renaissance » culturelle, et donc politique, sur un ressourcement dans notre bain originel gréco-romain.
Dans son dernier essai, Paris-New York et retour , Marc Fumaroli voit dans ce choix malrucien – rupture inouïe cautionnée par un chef de l’État qui venait justement pour rétablir sur son socle l’« éternel » français ! – la cause principale de l’échec final du projet grandiose de l’auteur de La Condition humaine.
« […] Le rêve d’une religion universelle de l’Art était en principe tout aussi exaltant que celui d’une révolution politique universelle : son application depuis un demi-siècle à l’échelle française a été aussi décevante que l’application du second à l’échelle du monde. Loin de créer un "contre-modèle" solide et convaincant au marché capitaliste de l' entertainment , comme les gaullistes et les marxistes français l’espérèrent de Malraux ministre et de ses successeurs socialistes, la politique culturelle inaugurée par l’auteur des Voix du silence parvenu au pouvoir, en d’autres termes la démocratisation du grand art du modernisme, s’est révélée, au cours de son demi-siècle d’exercice, un accélérateur de cela même qu’elle se proposait d’écarter des frontières françaises : l’afflux d’une culture de masse mondialisée et nivelée par le bas et le torrent des images publicitaires et commerciales déracinant tout ce qui pouvait subsister en France, dans l’après-guerre 1940-1945, de vraie culture commune enracinée comme une seconde nature par des siècles de civilisation. […] »
Pour Fumaroli, l’Amérique ne pouvait pas perdre ce duel autour de l’« art moderne », qu’elle incarnait presque d’évidence, par sa puissance industrielle, ses gratte-ciel, son vitalisme économique et scientifique. La France de Malraux, au lieu de rester sur ses terres d’excellence de l’art classique, des mots et de la raison (héritées de Rome), vint jouer sur le terrain de l’adversaire, des images et des noces ambiguës de la modernité avec l’irrationnel primitif, même rebaptisé « premier ». L’échec était assuré.
La réplique américaine avait été organisée méthodiquement. Les présidents Kennedy et Johnson étaient alors soucieux de combattre l’influence communiste en Europe. Hollywood fut réquisitionné contre le Soviétique comme pendant la guerre contre l’Allemand.
« U n réseau capillaire faisant coopérer l’USIS, la CIA ("C’est notre ministère de la Culture", avait dit en 1965 George Kennan, le grand théoricien de la guerre froide), le département d’État, Radio Free Europe, les think tanks, les fondations et entreprises privées, organisa le marketing à grande échelle de l' American way of life sous les facettes les plus riantes : tournées mondiales de Duke Ellington, diffusion de la pop et de la country music, promotion de l'expressionnisme abstrait new-yorkais, expositions de photographies d’art représentant la vie quotidienne de la grande nation libre et opulente, cinéma et légende des stars, excellentes revues d’idées libérales. High and low : l’Amérique sut vendre avec un extrême succès une image de haute culture moderniste, en phase parfaite avec celle d’une science, d’une technique, d’une économie, d’un régime politique et d’une culture de masse vraiment démocratiques et modernes. Les Français eux-mêmes, malgré la pression en sens contraire de l’extrême gauche, de l’extrême droite, et d’une certaine rhétorique gaulliste, furent ébranlés, séduits et conquis » (Fumaroli).
Dans cette bataille culturelle titanesque – que les Américains finirent par gagner au nom de la « liberté » –, la « troisième
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