Mélancolie française
possédée et cultivée par des Français, si nous voulons qu’elle puisse un jour peser de notre côté dans l’arrangement des affaires humaines. »
Et de conclure : « […] il n’y a que deux façons de concevoir la destinée future de la France : ou bien nous resterons ce que nous sommes, nous consumant sur place dans une agitation intermittente et impuissante, au milieu de la rapide transformation de tout ce qui nous entoure, et nous tomberons dans une honteuse insignifiance, sur ce globe occupé par la postérité de nos anciens rivaux, parlant leur langue, dominé par leurs usages et rempli de leurs affaires, soit qu’ils vivent unis pour exploiter en commun le reste de la race humaine, soit qu’ils se jalousent et se combattent au-dessus de nos têtes ; ou bien de quatre-vingts à cent millions de Français, fortement établis sur les deux rives de la Méditerranée, au cœur de l’ancien continent, maintiendront à travers les temps, le nom, la langue et la légitime considération de la France. » Prévost-Paradol se suicida à New York, où il avait été nommé ambassadeur de France au lendemain de la défaite de Sedan. Symbole d’une lassitude, d’un désespoir français.
La III e République respecta pourtant à la lettre son programme. Malheureusement, une France démographiquement déclinante ne pouvait pas réussir là où la France exubérante du XVIII e siècle avait échoué. L’Algérie devait être l’Amérique de la France. En vain.
Prévost-Paradol avait là encore tout prévu. Vis-à-vis « de la race arabe qu’il paraît également difficile de nous assimiler ou de détruire », il préconisait de « laisser […] les Arabes se tirer, comme ils le pourront, à armes égales, de la bataille de la vie ». Les Arabes suivront les conseils de Prévost-Paradol ; aidés par la médecine française, et en dépit des terribles disettes et épidémies qui ravagèrent l’Algérie au XIX e siècle, ils gagneront « la bataille de la vie ». Le drame algérien était alors inéluctable. En dernière minute, les partisans de l’Algérie française offrirent l’« intégration » des Arabes pour sauver et l’Algérie française et, surtout, le projet historique de la France de cent millions de Français. Dans les années 1950, enivré par le baby-boom, Michel Debré crut même que la « vieille race française » atteindrait cet objectif mythique par ses propres forces.
Dès le milieu du XIX e siècle, la France fut le premier pays, et alors le seul, à recevoir une immigration européenne qui débordait les frontières de ses voisins. Elle reçut les miettes de l’Amérique, mais ces miettes lui permirent de ne pas crever de faim, dans une Europe où Allemagne et Royaume-Uni devenaient des géants démographiques, et donc militaires, économiques, politiques.
Certes, ainsi que le notait Raymond Aron, depuis l’Antiquité, « les plus vastes empires ont pu être édifiés à partir d’une base étroite, qu’il s’agisse de Rome, des Arabes ou des Mongols ». Mais Aron n’aurait pas démenti Hans Morgenthau lorsque celui-ci écrivait qu’on ne peut certes pas « considérer un pays comme très puissant parce que sa population est supérieure à celle de la plupart des autres pays, mais il reste vrai qu’aucun pays ne peut rester ou devenir une puissance de premier rang s’il ne fait pas partie des nations les plus peuplées de la terre ».
La France accomplit ainsi la célèbre formule américaine : « La démographie, c’est la destinée. »
Le désarmement démographique du XIX e siècle révéla brutalement l’affaiblissement français, tandis que, tirant les leçons politiques et stratégiques françaises, les Prussiens unifiaient l’Allemagne, gagnée par un dynamisme démographique exceptionnel. Alors que les populations allemande et française étaient encore de taille comparable au début du XIX e siècle, le rapport s’établit à la fin de ce siècle à quinze Allemands pour dix Français. De même, la domination anglaise sur la première mondialisation du XIX e siècle reposait aussi sur une forte croissance démographique, sa population étant multipliée par trois entre 1800 et 1900, passant de onze à trente-sept millions d’habitants, malgré un flux d’émigration de huit millions vers les nouveaux mondes américain, australien, et néo-zélandais. Les États-Unis profitèrent à plein de cette exportation européenne massive – Anglais, mais aussi
Weitere Kostenlose Bücher