Mélancolie française
moyens démographiques et militaires de ses ambitions. Cette mi-temps du siècle marque une charnière pour la gauche française. Lamartine fut l’accoucheur de la mue pacifiste d’une gauche qui renonça peu à peu à son rêve millénariste, patriotique et impérialiste. Le « Guy Mollet » de la gauche patriotique et révolutionnaire. Ce n’était pas étonnant. Lors des Cent-Jours, Lamartine, mais aussi Chateaubriand, Vigny, Géricault avaient fait le « voyage sentimental » à Gand, où s’était exilé une fois encore le roi podagre Louis XVIII. C’était l’époque où Victor Hugo, alors monarchiste mais déjà sublimement lyrique, disait : « Il n’y a eu dans ce siècle qu’un grand homme et qu’une grande chose : Napoléon et la liberté. À défaut du grand homme, ayons la grande chose. » Le royalisme romantique s’avéra l’agent littéraire qui transféra de droite à gauche les valeurs de la monarchie de leurs rêves : liberté, Constitution, paix, dans le cadre d’un ordre européen sous la tutelle discrète de l’Angleterre, seule puissance mondialisée.
Lorsque Louis Napoléon reprit la politique « nationale » que la gauche avait laissée en jachère, celle-ci trouva un prétexte magnifique pour avouer son changement de pied. L’opposition systématique à Napoléon le Petit servit de boussole unique. Mais « la base » ne suivit pas ; elle continua d’assumer le rôle messianique – et impérialiste – de la France libératrice des peuples. En 1870, tandis que les élites se jetaient dans les bras de Bismarck pour mieux les protéger des « classes dangereuses », Gambetta renoua avec les mânes de Danton, le peuple parisien chaussa les bottes de 1792 ; mais un siècle de déclin démographique, de repli de l’outil militaire, les avait rendues trop grandes pour la France.
La gauche poursuivit sa trajectoire. Son messianisme universaliste la conduisit sur les pentes savonneuses de la colonisation ; son antimilitarisme – plus que le philo-sémitisme – la poussa finalement vers le dreyfusisme ; elle signa toutefois l’échec de sa stratégie lamartinienne – reprise par Jaurès – le jour de la déclaration de guerre de 1914, et de la réalisation instantanée de l’Union sacrée : non seulement Jaurès ne réussit pas à arrimer la classe ouvrière allemande à la cause de la paix, mais la gauche française, comme un seul homme, se rangea sous les drapeaux.
Mais, en 1917, la révolution russe arracha ce drapeau du progressisme universaliste des mains lasses de la gauche française. Dostoïevski l’avait annoncé avec un souffle inégalé digne des premiers prophètes de la Bible : « Tout peuple n’est un peuple que tant qu’il possède son propre Dieu, il triomphera de tous les autres Dieux et les chassera. Telle était précisément la foi de tous les grands peuples, de tous les peuples au moins qui ont joué un certain rôle dans l’histoire et ont marché à la tête de l’humanité. Impossible de lutter contre les faits. Les Juifs n’ont vécu que pour attendre le vrai Dieu et ont légué au monde le vrai Dieu. Les Grecs ont divinisé la nature et ont légué au monde leur religion, c’est-à-dire la philosophie et la science. Rome a divinisé le peuple dans l’État et a légué aux peuples l’idée de l’État. La France, incarnation du Dieu romain, n’a fait, tout au long de son histoire, que développer l’idée de ce Dieu romain, et si elle peut le jeter à bas et s’est précipitée elle-même dans l’athéisme, qui s’intitule là-bas provisoirement socialisme, c’est uniquement parce que l’athéisme est, malgré tout, plus sain encore que ce catholicisme romain. Si un grand peuple cesse de croire qu’il est le seul capable, grâce à sa vérité, de rénover et de sauver les autres peuples, il cesse aussitôt d’être un grand peuple et devient une simple matière ethnographique. Un peuple vraiment grand ne se contentera jamais d’un rôle secondaire dans l’humanité, ni même d’un rôle de premier plan : ce qu’il lui faut, c’est la toute première place, le rôle unique. Cependant, la vérité est une, et, par conséquent, parmi tous les peuples il n’y en a qu’un qui détienne le vrai Dieu, si puissants que soient les Dieux des autres peuples. Le seul peuple "théophore" est le peuple russe » ( Les Démons).
Un terrible affrontement au sein de la gauche française entre messianisme révolutionnaire et patriotisme
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