Mélancolie française
et Maurras, les habits nationalistes et bellicistes d’une gauche qui abandonnait son messianisme révolutionnaire et patriotique de 1792, pour se convertir à l’internationalisme et au pacifisme avec la figure emblématique de Jaurès.
Cette histoire fut plus complexe et plus subtile. Plus ancienne aussi. En 1789, elle change de mots, d’esprit, mais pas de nature. On a connu autour de nos rois des batailles homériques, feutrées ou sanglantes entre pacifistes et bellicistes, papistes et gallicans, partisans de l’alliance espagnole ou des princes protestants. Les deux camps s’incarnaient alors dans les figures antithétiques de Louvois et de Fénelon, le ministre de la Guerre qui ordonna le « brûlage » du Palatinat et le grand prélat pacifiste qui vitupéra le Roi-Soleil de trop aimer la guerre. Ou encore l’affrontement, autour de Richelieu, entre Marie de Médicis et son fils Louis XIII, entre la paix et la guerre, mais aussi et surtout entre une Europe catholique, sous domination espagnole, et une France qui s’allie au diable – musulman ou protestant – pour contester la prééminence espagnole sur le continent. Et le supplanter. On a vu que Louis XV s’inscrivait dans cette tradition fénelonienne – qu’on pourrait aussi qualifier de matriarcale, cette ligne étant souvent portée par les femmes, de Marie de Médicis à la Maintenon.
Sous la Restauration, la gauche conjugua sans se lasser république et patriotisme, reprochant à la monarchie sa prudence excessive, sa soumission à l’ordre européen de la Sainte-Alliance, son défaitisme. La gauche républicaine mêlait alors messianisme révolutionnaire et expansionnisme militariste sans mauvaise conscience. L’Europe devait être française pour être libre et la France devait être grande pour être utile au monde ; « le peuple français vote la liberté du monde », avait proclamé, superbe, Saint-Just. C’était la « destinée manifeste » de la France, comme diraient plus tard les Américains pour définir la mission universelle de leur nation. Les mots sont piégés : la gauche se disait « nationale » alors qu’elle était en vérité « impériale » ; avec les accents progressistes, elle retrouvait le projet initialement « romain » de la monarchie française. Le discours révolutionnaire avait donné de nouvelles couleurs à l’antique prêche chrétien des croisés – un autre messianisme déjà porté par les Français. Les derniers Bourbons furent sincèrement convaincus lors de la Restauration de remettre leurs pas dans ceux de leurs illustres devanciers alors que, de gré ou de force, ils avaient endossé la ligne pacifiste qui, à la cour, avait toujours contesté la volonté de nos rois. Ils croyaient aussi mépriser l’horrible « nation » forgée par les révolutionnaires sur le tombeau du « roi-martyr » alors qu’ils tentaient de sauver des griffes d’une Europe de prédateurs une « vieille nation » qui s’était mise en danger de mort pour poursuivre jusqu’au bout son rêve impérial.
Pendant trente ans, « les patriotes » dénoncèrent les trahisons successives de Louis XVIII, Charles X, et Louis-Philippe. Lorsque advint la révolution de 1848, ils déchantèrent.
Ils virent Lamartine renoncer à utiliser les armes pour remettre en cause les traités de 1815, qu’il continuait néanmoins de condamner. De Londres où ils s’étaient exilés, les anciens patrons de la monarchie de Juillet tel Guizot se gaussèrent : « L’influence du gouvernement de 1830 a même survécu à sa ruine. Au-dehors, c’est en maintenant sa politique extérieure que la République qui lui a succédé s’est fait accepter et reconnaître de l’Europe. » Charles de Rémusat fut encore plus ironique : « Le gouvernement provisoire, désireux de se faire tolérer au-dehors, avait adopté en substance la politique des cabinets du roi Louis-Philippe, en laissant à Lamartine le soin de la dissimuler sous des phrases ronflantes et sous l’apparat de la philanthropie et de la fraternité. Comme Louis-Philippe, il se jetait avec empressement sous la protection de l’Angleterre. »
La fraternité (ajoutée en 1848 à liberté et égalité pour forger le triptyque républicain) s’avéra le cache-sexe pour renoncer à la liberté (ou la mort !) et à l’égalité. Le pacifisme fut l’alibi d’une révision déchirante ; l’internationalisme commença d’habiller le réalisme : la France n’avait plus les
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