Mélancolie française
Allemands, Irlandais, Italiens, etc. – pour passer de moins de dix millions en 1820 à soixante-seize millions au tournant du siècle, et cent vingt-trois en 1920, quand leur prééminence s’annonce clairement sur le XX e siècle. De même, la Russie tsariste était passée, entre Pierre le Grand et Nicolas II, en deux siècles, de vingt à cent millions de sujets.
Cette impasse française diagnostiquée dès le milieu du XIX e siècle explique la passion autour de l’Algérie française. Avec l’indépendance de l’Algérie, ce n’était ni un comptoir ni une colonie, mais un destin qui s’effaçait. La France de cent millions de Français s’éloignait définitivement, et avec elle le rêve de la France de compter au XX e siècle.
À la même époque, l’histoire devint la religion de la France du XIX e siècle. Ce n’est pas un hasard. Michelet en fut le grand prêtre, inspiré et lyrique : « L’Angleterre est un Empire ; l’Allemagne, une race ; la France est une personne. » L’histoire de France fut chantée, écrite, peinte. Édifiée, arrangée, louangée. L’histoire fut érigée par Victor Duruy en matière reine à l’école de la République ; la géographie installée par Vidal de La Blache à ses côtés, comme un écuyer médiéval. La « diversité » des paysages, « une richesse de gamme qu’on ne trouve pas ailleurs », fut exposée en majesté, lointain souvenir de notre ambition unificatrice continentale. L’Hexagone fut magnifié, comme si ce n’était pas une figure géométrique de hasard, comme si la France de Louis XV était une sorte de perfection aboutie. Un idéal, alors que c’était une catastrophe géostratégique et militaire.
Michelet expliquait que la France se découvrit elle-même quand elle comprit, pendant la guerre de Cent Ans, qu’elle ne voulait pas être comme ces Anglais qui l’avaient envahie. Sans le contredire, Bainville ajouta que tout était déterminé par son conflit millénaire avec les Germains : « La France est mieux qu’une race. C’est une nation. » Tandis qu’il analyse avec pertinence et combat sans détours la « crise de la nation française » au XX e siècle, Max Gallo exalte l’« âme de la France ».
L’histoire qu’on raconte remplace l’histoire qu’on ne fait plus. L’histoire est convoquée en majesté pour nous rappeler notre passé glorieux, alors que le présent n’est plus à la hauteur. De la personne France à l’âme de la France, parce que le corps n’est plus là.
En ce milieu du XIX e siècle, où paraissait L' Histoire de France de Michelet, l’Allemand Friedrich Ratzel découvrait lors de voyages de jeunesse la Chine, les États-Unis, la Russie ; il saisit que l’avenir appartenait à ces États-continents, rationalisait scientifiquement cette opposition entre terre et mer, puissances continentales et maritimes que Napoléon avait sentie d’instinct, et prôna le rassemblement de tous les pays germaniques sous la domination de la Prusse pour sauver la civilisation allemande menacée par ces mastodontes qui s’avançaient. Il inventait ainsi la géopolitique. D’un côté, le romantisme de l’incarnation ; de l’autre, le rationalisme conquérant.
Un siècle plus tard, l’histoire n’est plus rien, la mémoire tout. La mémoire, dégradé intimiste de l’histoire, elle-même dissoute en une variété de mémoires, des mémoires dans la mémoire, comme on dit « un État dans l’État », qui rivalisent, s’affrontent et, vindicatives, demandent des comptes à l’histoire de France déboulonnée.
Les défaites implacables (de juin 1940 à Diên Biên Phu) et plus encore les vaines victoires (de 1918 à l’Algérie) ont popularisé l’idée de notre déclin. C’est même devenu un lieu commun. Parce que nous ne sommes plus la puissance dominante, note très pertinemment Hubert Védrine, nos compatriotes considèrent que nous ne sommes plus rien. Chacun, chaque communauté, chaque mémoire veut se venger de ce « rien » qu’on juge suffisamment affaibli pour pouvoir être attaqué et écrasé.
L’histoire du XX e siècle pourrait se résumer à cette interrogation française existentielle : Comment trouver un rôle dans la distribution mondiale, alors qu’on n’a plus le rôle-titre, qu’on le sait, qu’on pressent même qu’on aurait dû, et pu, le conserver, et que ce déclassement vous meurtrit, même si on dissimule cette meurtrissure derrière une autodérision qui va
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