Même les oiseaux se sont tus

et fut franchement étonné de voir du blanc, du jaune et un coin de gris.
    – Ça alors! Qu’est-ce qui est arrivé?
    – Il est arrivé que depuis dix-sept ans vous n’avez pas touché à un pinceau. Venez ici.
    Favreau, feignant un énorme agacement, le rejoignit. Jan marcha à travers toute l’épicerie en soulevant les marchandises ici et là pour découvrir des tablettes qui non seulement n’étaient pas de la même couleur mais n’étaient pas toutes identiques.
    – Tu veux repeindre?
    – Oui. Pour que ce soit plus propre.
    – De quelle couleur?
    – Je ferais le plafond et les étagères en blanc et tout le reste en vert pâle. Et je remplacerais toutes vos suspensions disparates par des lampes de patinoire. Comme celles du parc LaFontaine.
    – Des lampes de patinoire?
    – Oui. Ça donnerait du chic.
    – Des lampes de patinoire donneraient du chic à une épicerie?
    – Oui. Et puis je ferais la porte extérieure et le tour des fenêtres de la vitrine en vert foncé, comme le vert des lampes de patinoire.
    – Comment ça, l’extérieur?
    – Pour que les gens aient le goût d’entrer. Pour attirer aussi ceux qui habitent boulevard Saint-Joseph.
    – Ils viennent déjà ici.
    – Non, ils téléphonent ici. Ils ne viennent pas. Comment voulez-vous qu’ils connaissent les nouveaux produits?
    M. Favreau trouvait certes que les idées de Jan étaient excellentes mais il aurait parié que Jan n’avait jamais pensé que cela représentait de l’argent et qu’en décembre un épicier manquait toujours de liquidités. M. Favreau, lui, connaissait les habitudes de sa clientèle. À partir du jour où les femmes se procuraient ce qu’il fallait pour préparer les gâteaux aux fruits, c’est avec un sourire et rien d’autre qu’elles payaient la farine pour les beignes, le porc pour le ragoût et la dinde pour le souper de Noël.
    – On pourrait peut-être changer ça. J’ai ma petite idée là-dessus.
    Favreau fronça les sourcils. S’il se réjouissait chaque jour de l’intérêt que Jan portait à l’épicerie, il ne tolérerait jamais qu’il en change les habitudes.
    – Et puis? Je peux aller acheter la peinture?
    Favreau demanda une période de réflexion qui dura jusqu’au lendemain.
    – M me Favreau me dit de dire oui. Donc, c’est oui, mais uniquement pour l’intérieur.
    Il sortit les billets de la caisse et les remit à Jan qui sourit avant de le remercier.
    – Vous ne le regretterez pas, M. Favreau. Mais, à propos du crédit, j’aurais peut-être une idée...
    – Je ne veux pas en entendre parler, Jan. Le crédit, ça fait partie de notre raison d’être. On peut mêmeencaisser les chèques du gouvernement. Les gens du quartier comptent sur nous.
    M. Favreau sentit qu’il avait froissé Jan, aussi monta-t-il chez lui avec les livrets pour faire sa comptabilité. Jan travailla avec application et acharnement jusqu’à vingt-trois heures. Élisabeth vint frapper à la porte, un manteau rapidement enfilé sur son pyjama.
    Jan descendit de l’escabeau pour lui ouvrir et elle entra en grelottant.
    – As-tu fini? Oh! ça pue!
    – Pourquoi est-ce que tu penses que je fais ça un samedi? Ça nous donne deux jours avant de rouvrir. Je devrais avoir fini pour Noël. Es-tu allée au concert?
    – Oui. C’était bien.
    Jan passa au lavabo de l’arrière-boutique et fit tremper son pinceau dans la térébenthine. Il s’assura que tout était en ordre, éteignit, verrouilla la porte et monta derrière Élisabeth.
    Jan trouva difficilement le sommeil. Il ne cessa de penser à l’épicerie telle qu’il l’imaginait au printemps, avec une porte vert foncé et des auvents, avec des étalages appétissants dès l’entrée, et un choix de légumes si frais qu’ils iraient chercher une clientèle habitant bien à l’ouest de la rue Saint-Denis, à l’est de la rue Papineau, au nord de la rue Laurier et jusqu’à la rue Rachel. Jan aménagea et réaménagea l’épicerie dans sa tête. Aussitôt qu’il déposait son pinceau et cessait de déplacer les marchandises sur les tablettes, son esprit s’emplissait de l’image de la fille de M me Dupuis. Il n’avait jamais osé en parler à Élisabeth parce que Michelle était la jeune fille qui s’était retournée sur son passage le soir du 23 juin. C’estelle-même qui le lui avait rappelé lorsqu’il était allé faire une livraison.
    – Je vous reconnais. Vous étiez au feu de la Saint-Jean avec une jeune fille blonde