Même les oiseaux se sont tus
en sentant qu’il n’était pas encore le bienvenu chez Michelle. Il avait cru que le mot de Villeneuve lui aurait redonné ses lettres de noblesse et qu’il serait redevenu présentable. Il eut un moment de découragement devant les nouvelles difficultés qu’il rencontrait. S’il avait eu maille à partir avec les gens du Manitoba, il était sous l’impression que la famille Favreau l’avait mis à l’abri de la mesquinerie. Tout en se penchant pour déposer le carton sur la table, il redouta, encore une fois, de demeurer durant toute sa vie «le Polonais».
– Est-ce que ma fille t’a fait le message?
Chaque fois que les Dupuis parlaient de Michelle, elle n’avait pas de prénom. Elle était «leur» fille, privant ainsi Jan du plaisir d’avoir un morceau de son cœur.
– Oui, madame. Et c’est avec plaisir qu’Élisabeth a accepté de venir, elle aussi.
– Comme ça, on se voit pour le dîner de dimanche?
– Oui, madame. Je vais accompagner votre fille à la messe et la reconduire ici. Je reviendrai avec la fille de mes parents pour midi tapant. Voulez-vous qu’elle apporte son violon, madame?
M me Dupuis demeura perplexe quelques secondes, se demandant si Jan s’était ouvertement moqué d’elle, puis balaya cette pensée. Un petit Polonais n’aurait jamais osé faire une chose pareille.
– Si elle le veut, mais je jouerai personnellement un peu de piano.
– Bien. Vous pourrez faire un duo.
M me Dupuis allait répliquer qu’elle ne saurait lorsque Jan, plutôt fier de lui, referma la porte doucement en la saluant encore poliment. Il avait trop saigné des orteils pendant la guerre pour accepter que qui que ce soit lui marche sur les pieds.
Le rôti de bœuf avait été apprêté avec beaucoup de talent et Jan s’en pourléchait les babines, même si les Dupuis avaient assaisonné le repas de propos parfois indigestes. Élisabeth ne cessait de lui donner des coups de pied d’indignation alors que Michelle déposait sa fourchette à tout moment, suppliant ses parents du regard de laisser respirer Jan qui, à son grand plaisir, répondait du tac au tac, mais toujours dans les limites de la politesse. Ils passèrent au salon et M. Dupuis alluma un de ses horribles cigares à deux sous dont Jan ne pouvait tolérer l’odeur. M me Dupuis s’assit du bout des fesses, impressionnée par la beauté et la classe d’Élisabeth, Jan en était certain. Depuis que les Dupuisavaient reçu la lettre de Villeneuve, ils s’apprivoisaient lentement à l’idée d’avoir un gendre qui ne serait pas un «pure laine». La charité les obligeait en quelque sorte à être accueillants, même s’ils souhaitaient secrètement une mésentente.
M me Dupuis offrit des digestifs, sous l’œil réprobateur de son mari qui ne trouvait pas que l’occasion justifiait la chose. Ce regard n’échappa à personne et M me Dupuis n’eut aucun preneur. Elle se dirigea donc vers le piano mécanique, y inséra un rouleau et commença à pédaler tout en chantonnant, d’une voix à trémolos, un vieil air de Maurice Chevalier. Élisabeth hésita à prendre son violon, mais se décida dès qu’elle comprit que Jan l’y encourageait discrètement. M. Dupuis cessa de tirer sur son moignon de cigare pendant qu’elle s’installait derrière M me Dupuis. Elle commença discrètement à accompagner le piano, ce qui, Jan le comprit, fit un immense plaisir à M me Dupuis qui n’eut aucun mal à croire qu’elle avait un talent musical plus que certain. Au septième rouleau, M me Dupuis, rouge de plaisir et de fatigue, poussa un petit cri étouffé et porta les mains à son mollet droit.
– Une crampe. Je ne suis pas habituée de jouer aussi longtemps.
Elle exprima sa discrète douleur par de véritables grimaces et quitta le banc du piano pour retourner s’asseoir près de son mari qui avait laissé mourir son cigare à écouter le mini-récital.
– Continuez, mademoiselle, ne vous gênez pas.
Élisabeth fut légèrement intimidée, mais elle avait la conviction profonde de travailler pour l’avenir de son frère. Aussi attaqua-t-elle avec entrain un extrait du
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur
de Beethoven. Michelle s’approcha de Jan et lui prit discrètement la main, lui indiquant du menton l’hébétude de ses parents et de ses frères. Ils comprenaient qu’Élisabeth venait de passer à la musique sérieuse et que son jeu avec M me Dupuis n’avait été qu’un simple
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