Même les oiseaux se sont tus
davantage. Elle soupira de plaisir, reconnaissant le geste codé des nuits folles. Ils rentrèrent à la maison en éloignant les moustiques qui se faisaient voraces, lirent et écoutèrent un peu de musique avant qu’Anna s’étire et annonce qu’elle allait dormir. Jerzy la suivit des yeux pour la désirer encore plus, écouta ses pas qui allaient du berceau de Stanislas à leur chambre, du placard au lit. Il ne l’entendit pas ouvrir le tiroir de la commode et devina qu’elle n’avait mis aucune robe de nuit. Il sourit, sachant exactement la position qu’elle avait prise, couchée sur le côté, les yeux rivés sur la porte, la couverture pliée au pied du lit, ne se protégeant qu’avec un drap de finette. Il se leva, ferma les lumières et monta à son tour, mais décida de la surprendre en se dévêtant complètement avant d’entrer dans la chambre. Il enleva sa chemise dans l’escalier, son pantalon, ses sous-vêtements et ses chaussettes dans le couloir. Il ouvrit doucement la porte. Ses yeux mirent quelques secondes de trop à s’habituer à la noirceur. Anna le prit par derrière, le bâillonnant de sa main pour éviter que sa surprise n’éveille Stanislas.
– Tu penses que je suis sourde? La prochaine fois, essaie de ne pas trop faire tinter ta boucle de ceinture.
Jerzy éclata d’un rire chuchoté et se laissa tomber sur le lit, entraînant Anna sur lui.
– Non, non, Jerzy. Pas tout de suite. J’ai quelque chose à te dire avant.
Jerzy essaya d’attendre avec la patience écorchée d’un mâle en rut.
– Ça ne peut pas attendre une demi-heure?
– Non, il va falloir que ça attende encore sept mois et demi.
Jerzy eut une décharge de joie pendant qu’Anna riait, la tête enfouie dans l’oreiller.
– Ça veut dire qu’il va naître quand?
– Au début de février.
– Encore?
Son anniversaire était le 5 et celui de Stanislas le 2. Anna s’appuya sur les coudes en lui disant qu’ils semblaient vouloir faire des économies de gâteau et de ballons. Jerzy l’attira vers lui et elle s’abandonna aux mordillements qu’il lui faisait aux oreilles.
Repue, Anna s’endormit la première. Jerzy se releva, enfila une robe de chambre et descendit. Il se versa un verre d’eau glacée et se planta sur le perron, regardant la lune qui s’apprêtait à passer sous la ligne d’horizon. Il ne put s’empêcher de se demander si elle offrait un visage identique au-dessus de Montréal. S’allumant une cigarette, autant par plaisir que pour éloigner les moustiques, il la fuma lentement en regardant virevolter les petites étincelles qui se détachaient chaque fois qu’il aspirait. Il avait le cœur écrasé entre la joie de savoir Anna enceinte et un immense chagrin. Il refusait de croire que son frère ait pu ressentir une quelconque tristesse, mais espérait seulement qu’Élisabeth n’avait pas trop de peine et ne lui en tenait pas rigueur.
Jerzy lança son mégot d’une pichenette et le regarda s’éteindre. La lune avait complètement disparu et il pensa que la nuit lui ressemblait. Noire et sans phare. Il pensa à ses parents et tenta de leur expliquer sadécision de ne pas accompagner son frère à l’église, mais il trouva ses arguments faibles. Un peu désespéré, il tenta malhabilement de s’excuser et de leur cacher la larme qui venait de lui irriguer l’iris. Pour se faire pardonner, il s’empressa de leur annoncer la venue d’un nouvel enfant Pawulski. L’idée que Jan était peut-être en train de connaître les plaisirs du corps de Michelle l’effleura comme un éclair. Il sourit en pensant que son frère allait faire ou avait fait un autre Pawulski, même s’il était un Aucoin.
61
L’air de la salle à manger était gonflé d’un incessant cliquetis d’assiettes, de verres et d’ustensiles, et d’un murmure chuinté par des dames poudrées et parfumées qui trempaient leurs lèvres dans un bouillon de bœuf, déchiraient de leurs dents jaunes et imparfaites les feuilles de leur salade ou souriaient d’un air coupable devant un dessert enrobé d’amandes et de noix de coco râpées. Élisabeth travaillait en automate, le corps à son ouvrage et le cœur en cavale entre ses frères, dont l’entêtement commençait à lui faire un mal sur lequel elle avait de plus en plus de difficulté à appliquer un baume. Pour la première fois de sa vie, elle avait eu, la veille, une discussion acidulée avec Jan qu’elle suppliait d’écrire à
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