Même les oiseaux se sont tus
On nous a fait croire que les Anglais nous traiteraient comme si on était de la famille royale. Est-ce qu’on ne pensait pas plutôt aux employés de la famille royale?
Épuisé, Jerzy se laissa retomber sur la civière, entendant vaguement ses copains parler de son manque d’énergie. Leurs voix s’estompèrent rapidement et il plongea dans un rêve qui le mena à Cracovie. Il en fut arraché rapidement par deux brancardiers qui, en lui souriant de toutes leurs dents presque blanches, le hissèrent dans l’avion de la Croix-Rouge, où il rejoignit ses deux compères.
– Toute une première classe! Tu te rends compte? Quelle veine!
– Heureusement que cette veine-là, on ne nous l’a pas ouverte...
Jerzy se hissa sur les coudes et regarda le paysage italien prendre la fuite derrière les fenêtres sales. Dès que l’appareil décolla dans le tonnerre des moteurs et le cliquetement causé par les vibrations, Jerzy ressentit une terrible envie de vivre.
22
M. Porowski, mordu par le froid, avait choisi, au sortir de la gare, de prendre le tramway pour se rendre jusqu’à la rue Nicolas. Il fut forcé d’en descendre au premier arrêt, trop de passagers reluquant dangereusement ses provisions. Les regards affamés lui faisaient presque regretter sa promesse d’apporter, le dimanche 10 décembre, quelques provisions dont une belle et grasse volaille et un lapin. Rarement, depuis le début de la guerre, s’était-il aventuré sur les routes pendant les mois de froid et d’humidité. Cette année, cinq ans après le début des hostilités, il avait envie de voir ses amis pour souligner l’Immaculée-Conception, l’Avent et les fêtes, uniquement pour dire avec eux un
Deo gratias
à la magie de la survie.
Les Pawulscy ne cessaient de lui répéter qu’ils devaient le plus gros de leur santé à ses extraordinaires sacs de nourriture. Il avait plutôt l’impression que c’était leur générosité qui lui avait permis de continuer seul depuis le décès de sa femme. Pour eux, il semait, sarclait et récoltait, et, grâce à eux, il n’était jamais seul et faisait de la musique.
Il s’engagea dans les Planty, marchant comme un repris de justice craignant d’être reconnu. Tantôt il boitillait en regardant droit devant lui, tantôt il se retournait pour voir si on l’observait. Le parc était gris et triste,les murs gris et tristes, les uniformes gris et terrifiants. Porowski se força à ne penser qu’à ce qui l’attendait. Ses hôtes et lui mangeraient en riant et feraient de la musique en compagnie de cet Allemand qui ne parlait jamais, se contentant de donner du souffle à sa flûte. Il savait qu’avec le ventre plein de nourriture et le cœur rempli de musique il n’aurait plus aucun regret d’être venu à Cracovie un soir d’hiver. Le froid lui mordait les mains: Porowski pensa que même celui-ci avait senti l’odeur de la volaille.
Il parvint enfin au trottoir intérieur des jardins. Comme il le faisait toujours, il se reposa sur un banc. Le siège était si froid qu’il se releva avant d’avoir pu retrouver son souffle. Il marcha dos au vent et n’aperçut pas la patrouille qui venait de tourner le coin de rue derrière lui. Les soldats avançaient à grandes enjambées et Porowski ne put s’empêcher de marquer le rythme, constatant que lui-même marchait à contretemps. Les pas se rapprochaient de lui et il entendait qu’ils pesaient lourd du talon. Depuis la multiplication des défaites militaires pour l’Allemagne, depuis la tentative d’assassinat de Hitler, depuis surtout le suicide de Rommel en octobre – ce Rommel qui, disait-on, avait ourdi le meurtre du Führer –, les Allemands étaient devenus très nerveux. Tomasz lui avait expliqué qu’il y avait eu un soulèvement à Varsovie et que les Allemands en poste à Cracovie craignaient eux aussi une révolte même s’il n’y avait plus de Polonais assez forts pour attaquer et mordre. M. Porowski se demanda comment ses amis étaient capables d’endurer la présence, voire l’odeur quotidienne d’un ennemi.
M. Porowski entendit des cris mais ne se retourna pas. Les cris étaient devenus la ponctuation des trottoirsde Cracovie. Il continua son chemin, toujours dos au vent, une bourrasque plus cinglante lui fouettant la nuque. Il frissonna et souffla un peu trop. Il décida donc de s’arrêter quelques secondes avant de reprendre sa course. Il déposa ses sacs et s’appuya contre une porte cochère pour
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