Même pas juif
tirent dessus. Nous pendent. Nous
incendient. Et devine un peu ! (Tendant le bras, il a tapoté le
crâne de Gros Henryk.) Devine quoi !
— Quoi ? a marmotté Gros Henryk.
— Je vais t’expliquer, moi ! a clamé Enos en riant de
nouveau. Les Russes débarquent et disent : « Ce n’est pas
suffisant. Vous autres, les nazis, vous êtes encore trop sympas
avec eux. Alors, on va les bombarder. » Et c’est ce qu’ils font. (Il
a levé les bras au ciel.) Ils nous bombardent ! Vous ne trouvez
pas que c’est le truc le plus drôle de votre vie ? a-t-il ajouté en
nous dévisageant.
Personne n’a ri. Pas même Kouba.
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Drôles ou pas, les bombes ont continué à tomber. L’hiver
était glacial. Les gens avaient faim. Des milliers d’orphelins,
déguenillés et meurtris, hantaient les rues, s’avachissaient sous
les portes cochères, quémandant de la nourriture, des
vêtements, n’importe quoi. On n’avait rien à leur donner. Ils
dépérissaient, grelottaient, mouraient dans la neige, leurs bras
gelés tendus en une ultime prière. Ceux qui survivaient n’étaient
que lambeaux et yeux. C’était ça, le ghetto : un endroit où les
enfants rapetissaient au lieu de grandir.
Je n’arrivais pas à croire à un temps où les gars et moi nous
étions battus dans des piles de victuailles.
Un jour, il y a eu du remue-ménage, en bas. Nous avons
regardé par la fenêtre. Un Bottes Noires et sa bonne amie se
tenaient dans la cour. L’homme portait un sac. Il en sortait des
morceaux de pain qu’il jetait dans la neige. Chaque fois, dix
personnes se ruaient dessus. Le soldat et sa bonne amie
rigolaient. Ils ont appelé d’autres couples à les rejoindre pour
s’amuser avec eux. Seule une des bonnes amies n’a pas ri.
Si au moins les poux avaient été comestibles ! Tous les matins,
nous nous réveillions les cils collés de poux. Ils explosaient –
plop ! – en une bouillie rouge quand on les écrasait d’un ongle
sur le pouce.
Chaque jour, l’homme au pipeau d’argent défilait dans les
rues. « Venez à la montagne sucrée ! » Une fois, j’ai vu un petit
garçon tituber derrière lui, mais le joueur de flûte marchait trop
vite pour lui.
Avec les nouveaux locataires, Janina et moi ne pouvions
laisser notre nourriture volée sur la table. Lorsque nous
revenions, à l’aube, nous la glissions dans les poches des
manteaux de M. Milgrom et d’oncle Shepsel qui dormaient.
Il y avait sept nouveaux locataires. Cinq adultes et de jeunes
jumeaux. Si les adultes n’adressaient jamais la parole à oncle
Shepsel ou à M. Milgrom, les garçonnets s’approchaient de
Janina et moi lorsque nous jouions au mikado. Ils voulaient
s’amuser avec nous, mais étaient trop petits. Ils faisaient rire
147
Janina. Elle a commencé à laisser un morceau de pomme de
terre ou d’oignon sous leur nez, la nuit.
Il y avait encore moins à manger depuis les bombardements
russes. Ils avaient duré longtemps. La plupart des bombes
étaient tombées sur le Paradis. Le claquement des tramways
s’était éteint. Les couleurs s’étaient fanées, mis à part le
scintillant contour bleu du chameau.
Nous volions de la nourriture chaque nuit. À l’aller, Janina
restait en retrait. Parfois, je me retournais brusquement pour la
surprendre, mais ne distinguais que des ombres. C’était un jeu
qu’elle avait inventé.
Un jour, nous avons eu droit à des vacances inattendues.
Alors que j’approchais du trou dans le mur, j’ai entendu un
bruit. J’ai regardé. Quelque chose traînait sur le sol. Je l’ai
ramassé. Un chou. Un beau chou bien ferme. Tout à coup,
d’autres produits sont tombés à mes pieds. Des saucisses et des
patates. Janina m’a rejoint et aidé à les ramasser.
— Quelqu’un nous lance de la nourriture, ai-je murmuré,
incrédule.
Nous sommes restés un moment à attendre, mais rien de
plus n’est apparu. Nous sommes rentrés en courant à la maison,
ravis.
Le lendemain, nous étions prêts lorsque les provisions ont
recommencé à voler. Cela s’est produit nuit après nuit. Sardines
et harengs en conserve. Fruits et gâteaux en tout genre. Par-
dessus tout, nous adorions les visages ahuris d’oncle Shepsel et
de M. Milgrom quand nous leur apportions notre festin
nocturne.
Puis, tout aussi soudainement, les cascades de nourriture se
sont interrompues. De nouveau, il a fallu se débrouiller seul.
Janina et moi nous retrouvions
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