Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
terrible poing pût les atteindre, il les accablait des qualifications les plus injurieuses, et il les envoyait, sans ambages, à tous les diables de l’enfer.
Parmi ceux-là son fils occupait nécessairement le premier rang. En stigmatisant les fauteurs du désordre, c’était toujours Jean-Louis qui les représentait à ses yeux. Depuis que la contagion des instincts révolutionnaires avait gangrené cette chair de sa chair et ce sang de son sang, il semblait que cette révolution détestée se résumait dans ce fils, jadis si cher. Avec la naïve bonne foi des convictions véhémentes, il le rendait responsable de l’esprit séditieux qui envahissait toutes les classes et qui excitait si fortement son indignation. Un peu plus, et il l’eût tenu pour convaincu d’avoir, aux lieu et place de M. de Lafayette, prononcé, pour la première fois, ce mot étrange d’assemblée nationale, et répondu au comte d’Artois, qui s’étonnait qu’un membre de la noblesse osât parler de convoquer les Etats généraux : « Oui, Monseigneur, et même mieux que cela ! »
La paternité ne plaidait plus la cause de cet enfant réprouvé. Le cœur de maître Mathurin s’endurcissait dans la colère et dans l’horreur que lui causait une apostasie qui l’avait frappé à la fois dans son orgueil et dans sa religion. Les sentiments ne débordaient plus au dehors, les scènes étaient moins fréquentes ; mais en perdant de leur violence expansive, en se concentrant, ils gagnaient en puissance, et ses passions politiques n’étaient pas loin de devenir du fanatisme. Quelquefois assis sur un angle de son enclume, les bras croisés, la tête inclinée sur la poitrine, il laissait tomber sur son fils des regards farouches et on l’entendait murmurer à voix basse des paroles sinistres et menaçantes.
Cette situation affectait cruellement Jean- Louis. Ce n’était pas pour lui-même qu’elle l’épouvantait ; mais chaque jour, il lui semblait que le front du vieillard devenait plus pâle que la veille ; chaque jour il surprenait une ride nouvelle sur ce visage altéré ; il voyait les yeux du vieux maréchal s’enfoncer de plus en plus dans leurs orbites, et l’éclat fiévreux dont ils brillaient, augmenter. Il comprenait que, si déraisonnable que fût le chagrin de son père, ce chagrin n’en acquérait pas moins les proportions d’un mal sérieux, qu’il dégénérait en consomption, et allait avoir des conséquences terribles pour sa santé ; il se reprochait amèrement d’être, sinon la cause, du moins le prétexte du désastre qu’il redoutait ; il résolut de tout tenter pour arriver à le conjurer.
Un dimanche l’atelier était fermé, la forge éteinte et muette. De la fenêtre de la chambre qu’il habitait, Jean-Louis aperçut son père qui revenait de la messe, suivi de la servante ; il remarqua que le pas, jadis si ferme du vieux maréchal, était chancelant et mal assuré ; il fut consterné de l’altération toujours croissante de ses traits et résolut d’exécuter ce qu’il avait décidé. Il descendit donc précipitamment l’escalier afin de provoquer l’explication qui devait ramener le calme dans la maison.
Mais Jean-Louis avait mal choisi son heure.
Les écuries employaient maître Mathurin qui, chaque année, portait à l’écuyer de trimestre le livre où il enregistrait ses comptes avec la maison du roi, afin que cet officier le vérifiât et le visât bon à être payé par le trésorier de l’épargne.
La veille, le vieux maréchal-ferrant avait rendu sa visite annuelle à ce fonctionnaire.
Celui-ci avait examiné le compte, avait paru le trouver très en règle, mais ne l’avait pas moins rendu à l’artisan en lui disant avec un triste sourire :
— Cette année, j’aurai le plaisir de vous voir deux fois au lieu d’une, monsieur Louschart ; depuis quelque temps nos créanciers nous malmènent, tout trésor royal que nous sommes, et tant de dents ont mordu au gâteau qu’il n’en reste pas une pauvre bouchée à vous offrir.
Le visage de maître Mathurin s’était plissé à ces mots, et il avait fait une grimace à la signification de laquelle le trésorier put se méprendre.
— Monsieur, avait-il dit enfin, avez-vous reconnu que le total de ce compte était exact ?
— Pardieu ! nous vous connaissons de longue date et nous savons que vous êtes aussi honnête qu’habile, monsieur Louschart.
— C’est tout ce qui est nécessaire,
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