Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
dernier. Il avait entendu un bruit, mais il ne pouvait croire que ce bruit eût un sens, ou du moins le sens absurde, impossible, écrasant que lui donnait sa compréhension. Il fut jusqu’à supposer que son garçon lui fournissait là un nouvel échantillon d’une nouvelle langue étrangère ; il l’engagea à répéter ses paroles et lorsqu’il fut bien convaincu qu’il s’exprimait en français et même en très bon français, ses sourcils se froncèrent, il poussa un formidable juron et l’accentua d’un coup de poing qui fit craquer la table, et mit en branle les tasses et les pots qui la couvraient. Aussitôt avec l’accent le plus courroucé, dont jamais il se fût servi envers son fils, comprimant difficilement l’indignation qui débordait de son cœur, mais à laquelle, en présence des compagnons, il n’osait encore donner un libre cours, il ordonna au jeune homme de se taire.
Celui-ci ayant imprudemment répondu qu’imposer silence n’était pas répondre, la sourde colère de maître Mathurin éclata avec une violence inattendue. Il ne parlait plus, il rugissait ; en un instant il avait oublié non seulement toute sa tendresse, mais les considérations que lui imposaient l’âge et l’attitude soumise de son fils. Il l’accusa de faire cause commune avec les envieux, avec les intrigants qui, n’étant ni assez courageux, ni assez habiles pour gagner leurs lettres de maîtrise, voulaient la ruine de la société en abolissant les distinctions légitimes qui lui servaient de bases. II lui déclara que de tels sentiments déshonoraient le nom qu’il portait, et que si, une seule fois, il osait émettre en sa présence des opinions aussi coupables, il donnerait au roi l’exemple de la salutaire rigueur avec laquelle on devait traiter les ennemis du principe d’autorité, en lui brisant le crâne d’un coup de son marteau de forge.
Tout surpris de cette apostrophe inattendue, Jean-Louis courba le front afin de laisser passer l’orage ; mais le vieux maréchal s’était grisé de sa fureur et pendant longtemps il continua sur le même ton, mêlant à ses cruels reproches les épithètes les plus outrageantes, les assaisonnant de plaisanteries brutales qui faisaient rire aux larmes les compagnons maréchaux, spectateurs peu désintéressés dé cette scène.
Le.jeune homme avait hérité de l’orgueil paternel ; seulement ce sentiment qui, chez son père, dégénérait en une vanité ou triviale ou bouffonne, était devenu chez lui, par l’éducation, une noble fierté. Cette fierté eut trop à souffrir dans ce qui s’était passé pour que la blessure ne fût pas profonde et cuisante. Cependant ses sentiments envers l’auteur de ses jours, étaient trop vifs, pour que cette querelle pût les altérer ; il se trouvait plus affligé que courroucé, il songeait moins à l’échec qu’avait essuyé son amour-propre, qu’à la rigueur qui succédait à une affection excessive et il eût suffi d’un mot de maître Mathurin pour ramener dans son logis la concorde et la douce union des anciens jours.
Ce mot le vieux maréchal-ferrant ne devait pas le prononcer.
S’il se croyait le droit et le devoir d’imposer sa profession à son fils, à plus forte raison se croyait-il fondé à exiger de lui qu’il vécût dans la tradition qu’il avait lui-même saintement conservée. Lorsqu’il avait entendu son fils émettre et partager des opinions que le père faisait mieux que de condamner, qu’il détestait avec la prescience de leur prochaine victoire sur les siennes, il avait éprouvé une déception qui le trouvait désarmé, comme l’homme l’est toujours devant l’impossible. Une telle attaque à des principes qu’il considérait comme aussi sacrés que la divinité dont il voulait qu’ils émanassent lui apparaissait comme un sacrilège. Tous les mérites de ce Jean-Louis tant aimé s’effacèrent devant cette atteinte à une omnipotence dont le bonhomme était si jaloux ; à peine eût-il pardonné si le, fils repentant fût venu humblement confesser son erreur et la vanité de ses illusions.
Mais en même temps la compression avait eu ses résultats ordinaires : elle avait surexcité ce qui n’existait encore chez Jean-Louis qu’à l’état d’aspirations. Contrarié dans ses théories, il gagna tout doucement cette fièvre révolutionnaire qui existait dans l’atmosphère de cette époque.
Certainement il était toujours trop respectueux envers son
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