Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
Monsieur, avait répliqué le maréchal-ferrant qui, en même temps, avait déchiré de son livre les pages du compte qui constituaient le titre de sa créance, les avait froissées dans ses larges mains et jetées dans le feu.
— Que diable faites-vous donc là ? s’écria le trésorier.
— Monsieur, répartit froidement le maréchal-ferrant, je ne suis pas un de ces oiseaux de malheur qui becquètent et déchirent la main qui les a nourris, lorsque cette main est vide. Le roi me doit cinq mille huit cent trente-deux livres et six sous, voilà tout. — Le roi me paiera lorsque bon lui semblera. Et si, une fois dans ma vie, j’ai regretté de ne pas être autre chose que Mathurin Louschart, c’est aujourd’hui, Monsieur, pour avoir le droit de dire à Sa Majesté : Sire, voici deux cent vingt mille livres dont la meilleure partie a été gagnée à votre service, acceptez-les et soyez convaincu que votre maréchal-ferrant se montrera digne de l’honneur que vous voudrez bien lui faire, en lui donnant pour débiteur le roi de France.
Et, sans écouter les félicitations du trésorier, maître Mathurin s’en était allé le cœur tout gonflé de cette pénurie royale.
En s’en allant et malgré, son émotion, peut-être en raison de cette émotion, il avait remarqué que les antichambres, que les salons du château, au milieu desquels on avait autrefois tant de peine à se frayer un passage à travers la foule des courtisans, étaient abandonnés, presque déserts.
Le spectacle de cette ingratitude avait ajouté à sa consternation, à sa douleur.
A l’église dont il sortait au moment où son fils venait le trouver, il avait pu renouveler son observation du jour précédent.
Malgré la solennité de l’Epiphanie que l’on célébrait, l’église était presque déserte. Des vieillards, des femmes, des enfants étaient venus seuls s’agenouiller aux pieds des autels. Ce n’était pas seulement les souverains de la terre qu’abandonnait la multitude : c’était le roi du ciel qui était sacrifié aux nouvelles idoles.
Maître Mathurin était rentré au logis en gémissant à sa manière, c’est-à-dire en maudissait ceux qu’il accusait de cet abandon. La présence de son fils ne fit qu’aviver ses plaies et aigrir le fiel qui remplissait son cœur.
Aux premiers mots que prononça le jeune homme, au désir qu’il exprima avec une tendre véhémence de voir son père lui rendre l’affection des anciens jours, aux regrets qu’il manifesta, au désespoir avec lequel il parla de leurs funestes dissidences, maître Mathurin crut que Dieu accordait un miracle à ses prières en lui renvoyant l’enfant prodigue, et il ouvrit ses bras pour le recevoir. Mais ces bras, il avait une trop haute opinion de son autorité paternelle et de la faute qu’il reprochait à son fils, pour les refermer sur le coupable avant que celui-ci n’eût fait amende honorable ; il exigea donc de Jean-Louis, avant d’accorder son pardon, qu’il renonçât à ce qu’il appelait : Satan, ses pompes et ses œuvres, aux idées philosophiques, aux principes de la liberté et de l’égalité politiques.
Jean-Louis s’était cru résigné à tout pour recouvrer le cœur de son père ; il n’avait pas songé qu’il pût exiger ce qui répugnait le plus à sa droiture, un mensonge ; il hésita. Puis, et sans répondre directement à la demande du vieillard, il insinua avec toutes sortes de précautions oratoires, qu’il était bien triste pour lui de voir son père attacher une importance si exagérée à des différences d’opinion qui ne pouvaient les empêcher de s’estimer et encore moins de s’aimer l’un et l’autre.
Le vieillard ne le laissa pas achever. En rencontrant cette douce fermeté au lieu de d’humiliation et du repentir sur lesquels il se croyait le droit de compter ; en voyant s’écrouler les illusions qui, pendant un instant, rassérénant son orgueil, lui avaient fait savourer toutes les joies du triomphe, ses sensations que, depuis si longtemps il comprimait, firent une violente explosion. Il répliqua vertement à son fils que la légèreté avec laquelle il parlait de ce qui était le plus respectable sur la terre donnait la mesure de ses nouveaux sentiments ; que quant à lui, il eût préféré voir son fils mort, plutôt que de lui voir trahir sa foi et manquer à l’honneur. Son fils essayait vainement de le calmer ; maître Mathurin ne l’écoutait plus ;
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