Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
multitudes. Un charpentier ayant rudoyé un gamin qui le harcelait de ses provocations, quelques cris de mort se firent entendre. En un instant toutes ces physionomies railleuses devinrent sombres et menaçantes ; les rangs se pressèrent en ondulant ; ceux qui étaient derrière pressant ceux qui se trouvaient par devant, les cris devinrent des vociférations, en moins d’une seconde ; la faible barrière qu’on avait opposée à cette affluence fut brisée, et les aides et les charpentiers furent aux prises avec le peuple.
Mais presque aussitôt, une centaine d’hommes, qu’à leur stature athlétique, à leurs bras, à leurs visages bronzés par la fumée, on reconnaissait pour les robustes ouvriers du fer, et quelques jeunes gens qui, par la propreté de leur mise, semblaient appartenir à la nombreuse corporation de ce qu’on appelait la basoche, s’étaient précipités au devant des assaillants ; et moitié par la persuasion, moitié par la force, ils les contraignirent à se retirer, avant qu’une seule voie de fait ait été commise.
Mon grand-père avait assisté jusqu’alors avec assez d’indifférence à cette démonstration populaire ; mais en ce moment il hocha la tête. Il pressentait que cette foule obéissait à un mot d’ordre, que si lui et ses aides n’avaient pas été pulvérisés sous le choc de ces vagues humaines, c’est qu’elles avaient un but dont elles ne voulaient pas se laisser détourner, qu’elles étaient décidées à attendre l’heure ; il comprenait le sens de cette attitude gaiement insoucieuse sous laquelle cette multitude dissimulait la conscience de sa volonté et de sa toute puissance.
Il commanda à ses aides et aux charpentiers de hâter leurs préparatifs, et il retourna à Paris afin de faire part de ses observations au procureur général.
L’émotion politique avait déjà soulevé de nombreux orages en province. La Normandie, la Bretagne, le Béarn, avaient pris fait et cause pour leurs Parlements attaqués dans leurs privilèges. Le Dauphiné avait été plus loin : à la suite d’une longue succession d’émeutes, les représentants des trois ordres, noblesse, clergé et tiers-état, s’étaient spontanément réunis et avaient, pour la première fois, mis en scène la souveraineté nationale.
Cependant, trompés par l’indifférence avec laquelle le peuple parisien avait accueilli les ordonnances du Lit-du-Justice et l’arrestation des deux parlementaires, D’Espréménil et Montsabert, l’autorité était bien loin de supposer que l’agitation finît par se traduire en révolte ouverte. On admit encore bien moins qu’une lutte contre l’autorité pût s’engager dans la ville qu’habitait la cour et qui devait sa splendeur factice à la présence du roi ; que cette lutte eût pour prétexte l’exécution d’un coupable aussi légitimement condamné.
On se contenta d’envoyer à Versailles quelques soldats pour prêter main-forte à la maréchaussée : la maison du roi ne fournissant aucune aide pour les exécutions criminelles.
Dans la soirée, cette multitude se retira calme et tranquille ; quelques jeunes gens, quelques-uns des forgerons dont j’ai parlé, restèrent seuls comme pour observer ce qui se passait autour de l’échafaud ; ils parcouraient la place en s’entretenant avec animation.
Le bruit s’était-répandu dans la ville qu’Hélène Verdier avait été conduite, par Madame Adélaïde, aux pieds de la reine, qu’elle avait imploré la grâce du condamné et que, touchée de ses instances, Marie-Antoinette avait obtenu du roi la grâce qu’elle sollicitait à son tour.
Cette nouvelle n’avait sans doute pas été étrangère à la dispersion du populaire ; ceux qui demeuraient étaient évidemment les incrédules.
Charles-Henry Sanson profita de la solitude de la place pour faire dresser autour de l’échafaud, avec l’autorisation des juges commissaires, une de ces palissades de pieux et de planches, semblables à celles derrière lesquelles on exécutait les grands criminels en Grève. En même temps les magistrats, qui avaient reçu quelques rapports de police touchant les dispositions de la population, prirent sur eux d’avancer l’heure du supplice.
Il était deux heures du matin lorsque mon grand-père quitta la place Saint-Louis pour se rendre à la prison, et il remarqua que les hommes qui avaient stationné toute la nuit dans les environs se dispersaient dans des directions
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