Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
l’humanité ; c’est un outrage à l’histoire et à la vérité. Jusqu’à son dernier soupir Guillotin fut convaincu qu’il avait pris une initiative utile et rempli un devoir de conscience. Si le peuple a laissé à l’instrument actuel des exécutions le nom de guillotine, bien que le docteur n’en soit pas le véritable inventeur, ce n’en est pas moins un acte de haute justice ; car ce sont ses efforts qui ont fait adopter la peine de la décapitation et la machine qui sert à l’infliger.
Dans la séance du 31 avril 1791, il fit part à l’Assemblée de ce mécanisme. Emporté par la chaleur de l’improvisation, il eut des mots malheureux qui excitèrent une folle hilarité et faillirent compromettre le succès de sa cause. En prétendant que ce mode de supplice humanitaire n’entraînait point de souffrance, il dit que le patient éprouverait tout au plus une légère fraîcheur sur le cou . La phrase était déjà un peu risquée, mais lorsqu’il ajouta : avec cette machine je vous fais sauter la tête d’un clin d’œil et vous ne souffrez point ; toute l’Assemblée partit d’un long éclat de rire que l’on ne put calmer qu’en passant à l’ordre du jour. Les pamphlets du temps aiguisèrent leurs épigrammes et la chanson des Actes des Apôtres , que j’ai déjà citée, revint dans toutes les bouches.
Quoi qu’il en soit, l’Assemblée était liée par sa première décision et le projet restait à l’étude. Une longue correspondance s’engagea entre Guillotin, M. Rœderer, procureur général de la commune, le ministre des finances Clavères et mon grand-père. L’Assemblée chargea enfin le docteur Antoine Louis de lui donner son avis motivé sur ce mode de décollation. .
Louis était médecin du roi, et son royal patron apprit la mission dont il venait d’être investi. On connaît la passion de ce prince pour la serrurerie et son habileté à travailler le fer. Il voulut donner des conseils à Louis dans ce travail et se faire rendre compte d’une question à laquelle il était, disait-il, intéressé comme souverain, puisqu’il s’agissait de la jurisprudence criminelle de son peuple. Le roi et son médecin furent curieux d’examiner le plan de la machine proposée par Guillotin. En conséquence, celui-ci fut mandé aux Tuileries par le docteur Louis, qui l’avertit sous main de se faire accompagner de mon grand-père, qu’une tierce personne présente à l’entretien voulait pouvoir consulter au besoin.
Cette conférence eut lieu le 2 mars 1792. Le palais des Tuileries n’était plus déjà, que la tombe anticipée d’une monarchie expirante. En traversant avec Guillotin ces vestibules, ces longs corridors naguère remplis de la foule dorée des courtisans et aujourd’hui presque déserts, ou ne montrant çà et là que quelques visages pâles et soucieux, Charles-Henry Sanson se sentit mordre le cœur d’une étreinte bien plus douloureuse encore que sous les somptueux lambris de Versailles où l’éclat d’une cour brillante avait pu au moins étouffer la voix de ses pressentiments.
Ils parvinrent ainsi jusqu’au cabinet du docteur Louis, qu’ils trouvèrent assis sur une chaise devant une table recouverte d’un tapis de velours vert avec une frange d’or. Après quelques paroles gracieusement confraternelles échangées entre les deux médecins, Antoine Louis demanda à voir le plan de la machine. Guillotin lui donna le dessin de Schmidt, auquel mon grand-père avait ajouté une légende explicative en indiquant par des lettres alphabétiques l’emploi de chaque pièce. Tandis qu’il était en train de l’examiner, une portière en tapisserie fut soulevée et un nouveau venu parut dans le cabinet.
Le docteur Louis, jusqu’alors assis, se leva. L’arrivant jeta un regard froid sur Guillotin, qui s’inclinait profondément ; et s’adressant brusquement à Antoine Louis, lui dit :
— Eh bien ! docteur, qu’en pensez-vous ?
— Cela me paraît parfait, répondit le docteur et justifie pleinement tout ce que M. Guillotin m’en avait dit. Du reste, jugez vous- même.
Et il passa le dessin à celui qui l’avait interrogé. Celui-ci le considéra un instant en silence, puis il finit par secouer la tète en signe de doute.
— Ce fer en forme de croissant est-il bien là ce qu’il faut ? Croyez-vous qu’un fer ainsi découpé puisse s’adapter exactement à tous les cous ? Il en est qu’il ne ferait qu’entamer, et
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