Métronome
administration s’agite. Julien s’est en effet entouré d’un groupe de conseillers et d’exécutants qui composent une solide hiérarchie sur laquelle s’appuie l’autorité du chef de guerre. Préfet du prétoire, questeur, grand chambellan, maîtres militaires, maîtres secrétaires grouillent et s’affairent pour régenter la Gaule, de la Bretagne au nord jusqu’à l’Espagne au sud. Julien y règne en chef absolu et reconnu.
Mais pour conserver son autorité, le vice-empereur doit d’abord demeurer un guerrier. Régulièrement, il participe aux exercices de ses légions. Un jour, alors qu’il s’entraîne au combat, un coup de dague disloque son bouclier, il ne lui reste en main que la poignée… Incident mineur, si ce n’était la superstition des Romains ! Les soldats sont atterrés, ils voient dans cette affaire un sinistre présage. Alors, d’un mot, Julien renverse la situation. Il se tourne vers ses hommes et lance d’une voix ferme :
— Rassurez-vous, je n’ai pas lâché prise !
Ces quelques mots apaisent les doutes et les craintes. Julien le bretteur sait manier les hommes, et le philosophe commence à apprécier le pouvoir. Mais ce qu’il aime par-dessus tout, c’est se promener dans cette ville qu’il s’obstine encore à appeler Lutèce, à la manière romaine, mais que les habitants eux-mêmes appellent déjà la ville des Parisii, ou Paris…
Depuis quand Paris est-il Paris ?
Paris sera toujours Paris, c’est sûr. Mais à partir de quand Paris a-t-il été Paris ? Dès la fin du II e siècle, la ville a été en grande partie délaissée par sa population. Dès ce moment, il semble bien que le nom de Lutèce ait été peu à peu abandonné. Le premier témoignage que nous possédons en ce sens est matérialisé par une borne milliaire romaine de l’an 307, découverte en 1877. Elle n’indique pas Lutèce mais Civitas Parisiorum , la ville des Parisii… Dès cette époque, Paris émerge de Lutèce. Cette borne, réutilisée pour un sarcophage à l’époque mérovingienne, est exposée au musée Carnavalet.
Cette ville des Parisii, concentrée à partir de la fin du II e siècle sur l’île de la Cité, était ceinturée de remparts. Dans la crypte archéologique du parvis de Notre-Dame, nous pouvons voir un fragment de ce rempart miraculeusement conservé. Par ailleurs, un tracé nous en montre l’épaisseur au 6, rue de la Colombe. La crypte présente également des restes d’habitations romaines ou encore des dalles rappelant le pavage des rues au IV e siècle.
Julien est donc le premier en date des promeneurs de Paris, le premier à aimer la ville au-delà des contingences de la tactique militaire et des exigences de la puissance impériale. Il aime Paris pour son île, proche et lointaine à la fois, accessible et isolée. Il aime Paris quand le fleuve se fait calme, il aime Paris quand les eaux soudain tempétueuses se gonflent et viennent lécher les pans des maisons alignées sur les berges. Il aime Paris quand il se balade comme un simple légionnaire à travers ses ruelles de boue, quand les échoppes largement ouvertes laissent déborder leurs grappes de jambons, de boudins, de têtes de porcs, quand les poissons fraîchement péchés et les fromages se répandent sur les étalages, quand les douces odeurs d’orge fermentée et de menthe s’échappent d’un atelier où l’on prépare la cervesia , la bière celte passionnément appréciée des Parisii. Il aime Paris quand il hèle joyeusement le marchand :
— Patron, as-tu du vin relevé au poivre ?
— J’en ai.
— Alors donne, et remplis ma gourde !
Et puis, le soldat qu’est devenu Julien n’est pas indifférent à la flottille de guerre qui croise devant l’île de la Cité et les troupes qui cantonnent sur la rive droite de la Seine. Cette force militaire constamment déployée le rassure : il se sent protégé, hors des éclats du monde, délicieusement niché dans la petite patrie qu’il s’est construite. Une petite patrie située au cœur des routes de l’empire, carrefour terrestre et fluvial, point névralgique et enchanteur.
Non seulement Julien est le premier amoureux de Paris, mais il en est aussi le premier chantre. Lui qui passe ses nuits à écrire vibre de sa passion pour Lutèce : « C’est une île de faible étendue au milieu du fleuve et le rempart l’entoure en cercle de toute part ; des ponts de bois, partis de chaque rive, y donnent
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