Milena
quoi faire vivre trois personnes.
« Et voici que la fière race nordique tomba sur cette
malheureuse aussi, avec son idéologie héroïque et son cri de ralliement : “Frappez
les faibles !” On découvrit le faux pas qu’avait jadis commis la petite
couturière entre deux âges – et pour lequel, de toute manière, elle avait déjà
dû payer toute sa vie – et on annonça la nouvelle à tous ceux qui lisaient la
presse nazie dans le secteur. Depuis lors, plus personne ne lui donne de
travail et son fils, qui était en apprentissage auprès d’un patron, a été congédié
sur-le-champ… »
Milena put constater sur place les souffrances sans cesse
croissantes qu’enduraient les Juifs de la région, avant même que les
Allemands n’occupent les Sudètes. Elle avait suffisamment d’imagination pour se
faire une idée des horreurs que subissaient et subiraient encore les Juifs
vivant sur les territoires où les nazis avaient imposé leur loi. Lorsque, un an
plus tard, en mars 1939, l’ensemble de la Tchécoslovaquie tomba entre les mains
de Hitler, Milena savait une chose : s’il lui fallait s’atteler à sauver
tous ceux dont la vie était menacée, c’est la population juive qu’il lui
faudrait aider en toute priorité. Cette année 1938 lui apprit une chose encore :
jusqu’alors, elle avait considéré tout ce qui avait trait à l’armée comme un
mal nécessaire. Mais maintenant, elle commençait à comprendre l’importance de
la défense du pays et elle voyait le corps des officiers tchèques (qu’elle
percevait jusqu’alors comme une caste totalement étrangère) avec des yeux tout
à fait différents. Quand, en 1939, Hitler occupa la Tchécoslovaquie, ce fut
elle qui comprit qu’il était politiquement nécessaire de sauver une partie au
moins de l’armée tchèque qui avait un haut niveau de compétence, à savoir les
officiers, les aviateurs menacés par la victoire des nazis ; ils
pourraient ainsi renforcer le potentiel défensif de l’Angleterre, de l’ancien
allié qui avait fait défection, dans cette guerre dorénavant inévitable. Milena
fit ainsi preuve d’une clairvoyance presque prophétique, elle fit montre d’une
capacité d’analyse étonnamment supérieure à celle de nombre de ses
contemporains.
*
Mais Milena, tout à son penchant pour la rigueur et la
justice, critique également les péchés par défaut d’action et les nombreuses
erreurs politiques du gouvernement tchèque. Dans un article intitulé « Allemands
contre Allemands, Tchèques contre Allemands – et malheureusement aussi Tchèques
contre Tchèques [51] »,
elle évoque la pression à laquelle sont soumis ces derniers de la part de la
population allemande dans le nord du pays : « Les Tchèques y sont
boycottés par tout le monde – à la seule exception des Allemands démocrates. Mais je dois à la vérité de dire que j’ai eu l’impression que les Tchèques
étaient loin de s’être suffisamment préoccupés de constituer un bloc
démocratique avec les Allemands démocrates. [Milena évoque ici la préparation
des élections municipales du 21 mai 1938. M.B.-N.] L’erreur cardinale de notre
propagande et de nos compatriotes tchèques de la région frontalière a été de ne
pas avoir compris qu’il était encore temps de renforcer ceux qui, dans le camp
allemand, parlent, certes, une autre langue que nous, mais ont la même vision
du monde que nous […]. Si l’on y était parvenu, on aurait peut-être moins donné
prise à la propagande hitlérienne […].
« Partout, les gens ont un comportement plus correct
lorsqu’on leur parle allemand. Qu’on s’adresse à eux en tchèque, ils haussent
les épaules et vous plantent là. Mais dès qu’ils voient qu’un Tchèque se donne
la peine de leur parler allemand, ils deviennent même particulièrement amicaux.
J’en ai fait l’expérience un très grand nombre de fois : c’est avec
reconnaissance que l’homme de la rue, dans les Sudètes, entend un Tchèque s’adresser
à lui en allemand. Il abandonne aussitôt l’extrême réserve chargée d’hostilité
qu’il affiche à son endroit en temps ordinaire. Dans dix-neuf cas sur vingt, il
lui fait alors en souriant un geste bon enfant de la main, manière de dire :
“Allons, pourquoi chercher plus loin ? Tu es tchèque, et moi allemand. Laisse-moi
vivre en paix, et j’en ferai autant.”
« Et c’est là, précisément, qu’est la racine du mal. Nous
aurions dû
Weitere Kostenlose Bücher