Milena
emplis de crainte, de peur, l’âme en deuil. Nulle part ne les attend “un
navire à huit voiles et cinquante canons”… Tout au contraire, ils errent, de
frontière en frontière, ne trouvant nulle part de refuge, vivant dans des
conditions pires encore qu’au ghetto – car, tout en y étant des réprouvés, ils
y vivaient au moins parmi leurs semblables.
« Dans le nord de la Tchécoslovaquie ne vivent que peu
de Juifs. Mais, dans cette région, l’antisémitisme n’existe pas seulement
depuis cinq, mais depuis quinze ans ou, peut-être, depuis toujours. Maintenant,
les choses en sont arrivées au point que les quelques Juifs qui y vivent (pour
l’essentiel des commerçants, des médecins, des avocats ou des magistrats) peuvent
à peine encore quitter leur maison. J’ai parlé à Asch avec un médecin qui y vit
depuis vingt ans. Partout alentour, il a pratiquement soigné tout le monde, un
jour ou l’autre. Aujourd’hui, les gens l’évitent, ils détournent le regard lorsqu’ils
le voient, et, pour ne pas avoir à le saluer, changent de trottoir. Il n’a
pratiquement plus de clients. Ceux qui fréquentent encore son cabinet viennent
de très loin. Sa fille – maintenant une adulte, une personne instruite – fréquentait
l’école locale et aucun enfant ne lui parlait. Par la suite, elle trouva une
amie. Le médecin et sa femme lui ouvrirent les portes de leur maison, comme si
elle était leur propre enfant. Elle vivait, elle étudiait avec leur fille… Depuis
le 13 mars de cette année, elle ne leur dit plus bonjour. Elle n’a même pas
pris congé de la famille. Des gens de cette espèce, on en trouve ailleurs aussi
– mais les nationaux-socialistes, eux, considèrent leur attitude comme
honorable, voire héroïque.
« C’est dans un petit bourg paysan, tout près de la
frontière entre la Bohême et l’Allemagne, que j’ai appris ce qu’est l’assassinat
moral. C’est l’assassinat par ragots, mensonges, racontars malveillants, affirmations
sans fondements interposés. Dans cette petite ville vit un jeune médecin juif. On
a fait courir le bruit qu’il cachait un “arsenal communiste”. Le simple fait qu’il
vive dans un appartement loué de trois pièces enlève tout fondement à cette
propagande qui court de bouche à oreille. Pourtant, tout absurde qu’elle fût à
l’évidence, la rumeur se répandit dans le pays comme une traînée de poudre. À dater
de ce jour, on cessa de le saluer. À l’auberge du coin, un silence s’établissait
lorsqu’il y entrait et les commerçants ne le servaient plus qu’à contrecœur, en
maugréant, lui indiquant clairement ainsi qu’ils préféreraient qu’il demeurât à
l’écart de leur boutique. L’assassinat moral est aujourd’hui une arme
totalement neuve et elle inflige de bien plus terribles blessures que l’acier. Une
personne que l’on a assassinée, on la conduit au cimetière – et elle y repose
en paix. Mais celui à l’encontre de qui l’on commet un assassinat moral doit
continuer à vivre – et pourtant, il ne peut pas vivre.
« Le journal de Henlein, Der Kamerad, comporte
une rubrique permanente où l’on trouve, par exemple : “Nous communiquons
que la fille de M. X., maire de telle localité, s’est fiancée avec un Juif.”
Ou encore : “M. Y., employé de telle entreprise, a fait des achats
dans la boutique du commerçant juif.” Des informations brutes de ce type, sans
autre commentaire. Et cela suffit amplement. Les noms des personnes incriminées
y sont mentionnés en toutes lettres. Ces sobres communiqués donnent le signal
du boycott qui se déclenche de manière aussi rapide qu’ample et systématique. Nombreux
sont ceux qui boycottent par conviction politique, d’autres le font de crainte
que le même sort ne leur soit réservé.
« Un tel boycott n’affecte pas que les médecins, les
commerçants et les avocats. Avec l’illogisme cruel de tout système totalitaire,
il est aussi dirigé contre les plus pauvres d’entre les pauvres. Dans la petite
ville de R., une couturière vit avec sa mère aveugle. Elle est allemande, aryenne.
Mais, il y a seize ans de cela, le malheur l’a frappée : elle est tombée
entre les mains d’un escroc au mariage, un Juif, qui l’a délestée de son argent
et l’a plantée là avec un enfant. La couturière a pris en charge et élevé l’enfant,
travaillant jusqu’à tomber de fatigue sur sa machine à coudre, gagnant point
après point de
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