Moi, Claude
avait été. Tibère ne put supporter la pensée qu’un autre que lui épouserait la jeune fille : la seule chose qui l’empêcha de le faire lui-même fut le fait qu’elle était la nièce de Castor, ce qui eût rendu le mariage légalement incestueux. Il la nomma donc Grande Vestale.
Je conseillai à Agrippine de se rapprocher de Nerva et de Vipsania – ce qu’elle fit. Vipsania et Gallus, qui la plaignaient, mirent à sa disposition leur villa et leurs trois maisons de campagne. Malheureusement Vipsania mourut bientôt, et l’effet de sa disparition sur Tibère ne se fit pas attendre. Il ne chercha plus à dissimuler sa dépravation, sur laquelle couraient des bruits qu’on se refusait à croire. Ni femmes ni garçonnets n’étaient en sécurité auprès de lui – pas même les femmes et les enfants des sénateurs. Celles qui tenaient à leur vie ou à celle de leurs maris ou de leurs pères devaient se prêter de bonne grâce à ce qu’il attendait d’elles. Mais on vit une femme de consul se tuer ensuite en présence de ses amis : elle n’avait pu sauver sa fillette de la concupiscence de Tibère qu’en acceptant de se prostituer à lui, ce qui était déjà assez de honte ; mais le vieux bouc avait profité de sa complaisance pour la contraindre à des actes si abominables qu’elle préférait mourir que d’en garder le souvenir.
On fredonnait alors partout une chanson qui commençait ainsi : « Pourquoi, pourquoi le Vieux Bouc… ? » J’aurais honte d’en citer davantage, mais la chanson était spirituelle autant qu’obscène, et on soupçonnait Livie d’en être l’auteur. Elle avait composé contre Tibère beaucoup de morceaux du même genre, qu’elle mettait en circulation par l’entremise d’Urgulanie. Elle savait que ces satires parvenaient tôt ou tard à la connaissance de Tibère et pensait que tant qu’il craindrait son esprit il n’oserait pas rompre avec elle.
Elle prenait maintenant la peine d’être aimable envers Agrippine ; elle lui dit même en confidence que c’était Tibère qui avait ordonné à Pison de tendre un piège à Germanicus. Agrippine n’avait aucune confiance en elle ; mais l’animosité de Tibère et de Livie devenait évidente, et s’il fallait choisir entre les deux elle préférait encore Livie. J’inclinais à penser comme elle. J’avais remarqué qu’aucun des favoris de Livie n’avait encore été victime des mouchards de Tibère. Mais je prévoyais ce qui se passerait à sa mort.
Une chose me frappait particulièrement – sans raison, d’ailleurs – comme de fâcheux augure : c’était l’intimité étroite qui existait entre Livie et Caligula. En général Caligula avait deux attitudes : l’insolence et la servilité. Avec Agrippine, ma mère, moi, ses frères, Castor, par exemple, il était insolent – avec Séjan, Tibère ou Livilla il était servile. Mais avec Livie c’était quelque chose de différent et d’inexprimable. On eût dit qu’il était son amant. Ce n’était pas le genre d’affection tendre qui unit les petits garçons aux grand-mères ou aux aïeules indulgentes (je dois dire cependant qu’elle lui faisait toujours des cadeaux et que le jour de ses soixante-quinze ans Caligula s’était donné beaucoup de mal pour copier une poésie de circonstance). Je ne veux pas insinuer qu’il y eût entre eux aucune relation indécente : non, mais on avait l’impression qu’ils partageaient on ne savait quel secret honteux. Agrippine me dit qu’elle le sentait comme moi, sans pouvoir se l’expliquer de façon plus définie.
Un jour je commençai à comprendre pourquoi Séjan était toujours aussi poli envers moi. Il me proposa de fiancer sa fille à mon fils Drusillus. Je pensai que la fillette, qui avait l’air gentille, serait fort malheureuse avec Drusillus, qui me paraissait plus lourdaud toutes les fois que je le voyais. Mais je ne pouvais pas le dire – pas plus que le dégoût que j’éprouvais à l’idée de m’allier, même de loin, à un coquin comme Séjan. Il remarqua mon hésitation et me demanda si je regardais ce mariage comme au-dessous de la dignité de ma famille. Je bégayai que non… sûrement non… sa branche de la famille Ælia était des plus honorables. Car Séjan, fils d’un simple chevalier campagnard, avait été adopté dans son adolescence par un riche sénateur de la famille Ælia, qui lui avait laissé toute sa fortune. Il y avait un scandale
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