Moi, Claude
Tibère s’écria : « Seigneurs, comment pouvez-vous permettre à cet individu de m’insulter de la sorte ? » Le Sénat condamna le pauvre homme à être précipité du haut de la roche Tarpéienne – châtiment habituellement réservé aux pires des traîtres, par exemple aux généraux qui vendaient une bataille à l’ennemi.
Un autre, un chevalier, fut mis à mort pour avoir écrit une tragédie où on voyait la femme d’Agamemnon, qui assassina ce dernier dans son bain, s’écrier en brandissant sa hache :
Sache-le, ce n’est pas un crime,
Tyran, de me venger ainsi !
Tibère prétendit que l’auteur avait voulu le représenter sous les traits d’Agamemnon, et que ces vers incitaient ses ennemis à l’assassiner. Ainsi la tragédie, dont tout le monde avait raillé la faiblesse, prit une sorte de dignité du fait que l’auteur fut exécuté et tous les exemplaires jetés au feu.
Deux ans plus tard – je le mentionne ici parce que l’histoire d’Agamemnon m’y fait penser – ce fut le tour de Crémutius Cordus, un vieillard qui s’était disputé avec Séjan pour une bagatelle. Séjan, arrivant au Sénat un jour de pluie, avait suspendu son manteau au clou de Crémutius ; celui-ci, arrivant à son tour et ignorant que le manteau appartenait à Séjan, l’avait déplacé pour accrocher le sien. Le manteau de Séjan tomba du nouveau clou et quelqu’un le piétina par mégarde avec des sandales crottées. Là-dessus Séjan se vengea par mille vexations, et Crémutius le prit tellement en grippe qu’un jour, entendant raconter qu’on venait de placer la statue de Séjan dans le théâtre de Pompée, il s’écria : « Cela va gâter le théâtre. » Il fut aussitôt signalé à Tibère comme un des principaux partisans d’Agrippine. Mais c’était un vieillard vénérable et doux, contre lequel on n’avait guère de prise. À la fin on l’accusa d’avoir écrit un panégyrique de Brutus et Cassius, les meurtriers de Jules César. L’ouvrage incriminé datait de trente ans : Auguste lui-même, le fils adoptif de Jules, l’avait placé dans sa bibliothèque et le consultait de temps à autre.
Crémutius se défendit avec esprit contre cette accusation absurde. Il ne pouvait s’agir, dit-il, que d’une mauvaise plaisanterie, du genre de celle qu’on venait de faire à un jeune voyageur dans la ville de Larissa. Ce garçon avait été accusé du meurtre de trois hommes, alors qu’il s’agissait seulement de trois outres suspendues devant une boutique, et qu’il avait lardées de coups dans l’obscurité, les prenant pour des voleurs. Mais le procès de Larissa avait eu lieu le jour de la Fête des Fous ; d’ailleurs le jeune homme était un ivrogne, prompt à tirer l’épée et qui méritait peut-être une leçon. Lui, Crémutius Cordus, était trop vieux et trop sérieux pour être ainsi tourné en ridicule ; d’autre part ce n’était pas la Fête des Fous, mais au contraire le quatre cent soixante-seizième anniversaire de la promulgation solennelle de la loi des Douze Tables, ce monument glorieux du génie législatif et de la haute valeur morale de nos ancêtres. Puis il rentra chez lui et se laissa mourir de faim. On brûla tous les exemplaires de son livre, sauf deux ou trois que sa fille put dissimuler et qu’elle remit dans la circulation après la mort de Tibère. L’ouvrage n’était d’ailleurs pas fameux et ne méritait pas la réputation qu’on lui avait faite.
Pour moi, je m’étais toujours dit : « Claude, tu n’es qu’un malheureux, sans grande utilité au monde, mais au moins ta vie n’est pas en danger. » La mort du vieux Crémutius, que je connaissais bien pour avoir souvent bavardé avec lui à la bibliothèque, me bouleversa. J’éprouvai ce que peut ressentir un homme qui demeure sur les pentes d’un volcan et voit tout à coup celui-ci vomir une averse de cendres et de pierres brûlantes. J’avais en effet écrit dans mon temps bien des choses plus subversives que Crémutius. Mon histoire des réformes religieuses d’Auguste contenait plusieurs phrases qui pouvaient facilement devenir l’objet d’une accusation. Évidemment ma fortune était trop mince pour qu’un mouchard se donnât beaucoup de peine à seule fin d’en obtenir le quart. Mais je me rendais bien compte que toutes les victimes récentes étaient des amis d’Agrippine, à qui je continuais à rendre visite toutes les fois que je venais à
Weitere Kostenlose Bücher