Moi, Claude
effaçait si bien ses traces, et comment elle s’arrangeait pour frapper d’aussi loin – Caius, en effet, avait été assassiné en Asie Mineure et Lucius à Marseille. Elle me rappela qu’elle n’avait jamais arrangé un meurtre dont elle pût sembler retirer un avantage direct et immédiat. Elle n’avait, par exemple, empoisonné aucune de ses rivales — ni Octavie, ni Julie, ni Scribonia. De même elle n’avait empoisonné mon grand-père qu’un certain temps après son divorce. Ses victimes étaient surtout des personnages dont la disparition devait rapprocher du trône ses fils et ses petits-enfants. Elle n’avait jamais eu d’autre confident qu’Urgulanie : or celle-ci était si discrète, si adroite et si dévouée que non seulement leurs crimes n’avaient aucune chance d’être découverts, mais que si par hasard ils l’avaient été, on n’aurait jamais pu les lui attribuer à elle.
Les confessions annuelles faites à Urgulanie à l’occasion du Festival de la Bonne Déesse avaient souvent servi à l’exécution de leurs plans. Livie me l’expliqua en détail. Il arrivait qu’une femme s’accusât non seulement d’adultère, mais d’inceste avec un frère ou un fils. Urgulanie déclarait alors que la seule expiation possible était la mort de l’homme. La femme suppliait : n’y avait-il pas un autre moyen ? Urgulanie répondait que la coupable pouvait peut-être aussi se purifier en acceptant de contribuer, avec l’aide de son complice, à la vengeance de la Bonne Déesse. Car, racontait-elle, une confidence analogue lui avait été faite, quelque temps auparavant, par une autre femme : celle-ci avait expié son crime, mais le misérable vivait encore. « Le misérable » avait été tour à tour Agrippa, Lucius et Caius. Agrippa fut accusé d’inceste avec sa fille Marcelline, dont le suicide inexpliqué survint fort à propos ; Caius et Lucius d’inceste avec leur mère Julie, dont la réputation donna aussi de la vraisemblance à l’histoire. Dans chacun des cas la coupable fut trop heureuse d’arranger le meurtre et son complice de l’exécuter. Urgulanie donna des conseils et fournit le poison. Livie était bien tranquille : le criminel, même pris sur le fait, ne pouvait révéler le motif de son acte sans se compromettre lui-même davantage.
Je lui demandai si elle n’éprouvait aucun remords d’avoir assassiné Auguste et tué ou banni tant de ses descendants.
— Jamais, dit-elle, je n’ai oublié de qui je suis la fille.
Or le père de Livie, Claudien, avait été proscrit par Auguste après la bataille de Philippes et s’était donné la mort plutôt que de tomber entre ses mains.
En somme elle m’expliqua tout ce que je voulais savoir, sauf la maison hantée de Germanicus à Antioche. Elle me répéta qu’elle n’y était pour rien, que ni Pison ni Plancine ne lui en avaient parlé, et que j’étais aussi bien placé qu’elle pour éclaircir ce mystère. Voyant qu’il était inutile d’insister, je la remerciai de sa patience et lui jurai enfin de faire tout ce qui serait en mon pouvoir pour la rendre déesse.
Comme je partais, elle me remit un petit livre, en me disant de le lire quand je serais rentré à Capoue. C’était la collection de vers Sibyllins dont j’ai parlé au début de cette histoire. Quand j’arrivai à la prophétie des Six Chevelus, je commençai à comprendre pourquoi Livie avait arrangé ce dîner et exigé que je lui fisse ce serment. Si toutefois je l’avais fait. Tout cela était confus comme les fumées de l’ivresse.
25
Séjan écrivit à Tibère pour le prier de penser à lui s’il cherchait un mari pour Livilla. Il n’était, c’est vrai, que chevalier, mais Auguste avait bien parlé jadis de donner à un chevalier sa fille unique. Tibère, en tout cas, n’avait pas de serviteur plus fidèle que lui : il ne briguait pas le rang de sénateur et ne demandait qu’à rester ce qu’il était : la sentinelle vigilante de la sécurité de son noble Empereur. Il ajoutait que ce mariage porterait un coup terrible au parti d’Agrippine, qui reconnaissait en lui son adversaire le plus actif. Cela les empêcherait peut-être de s’attaquer au fils survivant de Castor et de Livilla, le jeune Tibère Gémellus, dont le frère jumeau venait de mourir, sans doute du fait d’Agrippine.
Tibère répondit gracieusement que malgré toute sa reconnaissance envers Séjan il ne pouvait lui donner
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