Moi, Claude
froidement son salut en public : les autres suivirent leur exemple. Au bout de quelques mois, il ne restait plus autour de Néron que ses vrais amis. Parmi ceux-ci se trouvait Gallus, qui depuis le départ de Tibère reportait ses taquineries sur Séjan. Il proposait sans cesse de lui voter des remerciements ou des honneurs extraordinaires : statues, arcs de triomphe, titres, prières publiques. Le Sénat n’osait pas s’y opposer ; Séjan, n’étant pas sénateur, n’avait pas voix au chapitre, et Tibère n’osait pas user de son veto de peur de mécontenter Séjan. Désormais, quand les sénateurs désiraient quelque chose, ils envoyaient d’abord des représentants demander à Séjan la permission d’en parler à Tibère : si Séjan les en dissuadait, on n’en parlait plus.
J’en arrive à un tournant de mon récit : la mort de ma grand-mère Livie, à l’âge de quatre-vingt-six ans. Elle aurait pu vivre longtemps encore, car elle avait gardé ses yeux, ses oreilles, et l’usage de ses membres – sans parler de sa mémoire et de son esprit. Mais elle souffrait depuis quelque temps de rhumes continuels dus à une infection du nez : finalement un de ces rhumes lui tomba sur les poumons. Elle me fit appeler à son chevet ; je me trouvais à Rome et me rendis sur-le-champ auprès d’elle. Je me rendis compte qu’elle se mourait. Elle me rappela mon serment.
— Je n’aurai de cesse qu’il soit accompli, grand-mère, lui dis-je. (Quand on voit mourir une vieille femme – sa propre grand-mère, qui plus est – on dit ce qu’on peut pour lui faire plaisir.) Mais je croyais que Caligula devait se charger de tout arranger.
Elle se tut un moment. Puis elle dit, avec une fureur débile :
— Il était ici il y a dix minutes. Il s’est moqué de moi. Il m’a dit que je pouvais bien aller en enfer et y mijoter toute l’éternité s’il n’y avait que lui pour m’en sortir. Et que puisque je mourais il n’avait plus besoin de tenir compte de moi ; et qu’il ne se considérait pas comme lié par un serment qui lui avait été arraché de force. Et que c’était lui, et non pas moi, qui serait le Dieu Tout-Puissant des prophéties. Et que…
— C’est bon, grand-mère. C’est toi qui auras le dernier mot. Quand tu seras reine du Ciel et qu’au fond de l’enfer les hommes de Minos le briseront lentement sur une roue éternelle…
— Et penser que j’ai pu te traiter d’imbécile ! Dit-elle. Je m’en vais maintenant, Claude. Ferme-moi les yeux et mets dans ma bouche la pièce que tu trouveras sous mon oreiller. Le Passeur la reconnaîtra. Il aura tout le respect…
Elle mourut : je lui fermai les yeux et lui mis la pièce dans la bouche. C’était une pièce d’or comme je n’en avais jamais vu : elle portait sur l’avers la tête d’Auguste et celle de Livie se faisant face, et sur le revers un char triomphal.
Nous n’avions pas dit un mot de Tibère. Je sus bientôt qu’il avait été averti de l’état de sa mère largement à temps pour lui rendre les derniers devoirs. Il écrivit au Sénat qu’il avait été extrêmement occupé, mais qu’en tout cas il viendrait à Rome pour les funérailles. Le Sénat, pendant ce temps, votait à Livie des honneurs variés, y compris le titre de Mère de la Patrie, et proposait même d’en faire une demi-déesse. Mais Tibère s’opposa à presque toutes les propositions. Livie, écrivit-il, était une femme modeste, ennemie des honneurs publics, et particulièrement désireuse de ne recevoir aucun culte religieux après sa mort. La lettre se terminait par des réflexions sur l’inconvénient qu’il y a à laisser les femmes se mêler de politique, « tâche pour laquelle elles ne sont point faites et qui excite en elles l’arrogance et l’impertinence auxquelles leur sexe est naturellement enclin ».
Naturellement, il ne revint pas à Rome pour les funérailles ; cependant, et dans le seul dessein d’en limiter la magnificence, il en régla lui-même tous les détails. Il y mit si longtemps que le corps, tout vieux et racorni qu’il était, avait atteint quand on le porta sur le bûcher un état de putréfaction avancée. À la surprise générale ce fut Caligula qui prononça l’oraison funèbre, alors qu’à défaut de Tibère l’office aurait dû revenir à Néron, son héritier. Le Sénat avait voté à Livie un arc de triomphe : c’était la première fois dans l’histoire romaine qu’une femme
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