Moi, Claude
depuis longtemps tombée en désuétude, et parmi les sénateurs il n’en était pas un qui fût innocent de l’avoir enfreinte. Tibère défendit sa validité. Une délégation vint le trouver et le supplia de laisser aux prêteurs un an et demi pour se mettre en règle avec la lettre de la loi : Tibère accorda le délai comme une faveur insigne. Le résultat fut le rappel immédiat de toutes les dettes et la raréfaction de la monnaie. Les énormes réserves stériles d’or et d’argent qui remplissaient le Trésor avaient déjà contribué à faire monter le taux de l’intérêt : cette fois ce fut la panique et les valeurs foncières tombèrent à rien. Finalement Tibère fut obligé d’avancer aux banquiers un million de pièces d’or, sans intérêt, pour le donner aux emprunteurs en échange de garanties immobilières. Il n’en aurait même pas fait autant sans le conseil de Nerva. Il consultait encore de temps à autre ce dernier qui, vivant à Capri, sans beaucoup de nouvelles de Rome, restait peut-être le seul au monde à croire en lui. Caligula me raconta plus tard que devant Nerva Tibère faisait passer ses mignons favoris pour de pauvres orphelins recueillis par pitié et un peu dérangés du cerveau, ce qui expliquait leur conduite singulière. Mais Nerva était-il vraiment assez naïf et assez aveugle pour le croire ?
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Des cinq dernières années du règne de Tibère, moins je dirai, mieux cela vaudra. Je ne puis me résoudre à parler en détail de Néron, qu’on fit lentement mourir de faim, ni d’Agrippine, à qui la nouvelle de la chute de Séjan rendit d’abord quelque courage, mais qui, lorsqu’elle comprit que cela ne lui servirait à rien, refusa elle-même de s’alimenter. Et Gallus, qui mourut de consomption, et Drusus, qui, transféré de sa mansarde dans une cave obscure, fut trouvé mort avec la bouche pleine de la bourre de son matelas, qu’il avait mâchée pour tromper sa faim… Tibère fit donner lecture, par le capitaine des Gardes qui l’avait eu sous sa surveillance, des réflexions séditieuses faites par Drusus en prison. Il en ressortait clairement que le jeune homme avait été battu, torturé, et qu’on avait réduit de jour en jour, avec une cruauté raffinée – miette à miette, goutte à goutte – sa ration de nourriture et d’eau.
Tibère ordonna même au capitaine de lire les malédictions de Drusus mourant. C’était une imprécation farouche, mais bien composée. Il accusait Tibère d’avarice, de fausseté, d’obscénité, de sadisme, du meurtre de Germanicus et de Postumus et de toutes sortes d’autres crimes (dont il avait bien commis la plupart, mais dont on n’avait jamais fait jusque-là mention publique). Il demandait aux dieux que toute la souffrance infligée aux autres par Tibère retombât sur lui avec une force décuplée, jour et nuit, pendant le sommeil comme pendant la veille – qu’elle l’accablât à l’heure de sa mort et le livrât aux tortures éternelles le jour du jugement infernal.
Les sénateurs interrompirent la lecture par des exclamations affectées d’horreur ; mais ces « oh ! oh ! » et ces gémissements cachaient leur stupéfaction de voir Tibère publier volontairement de telles révélations sur ses crimes. J’appris plus tard par Caligula que Tibère souffrait d’insomnie et de craintes superstitieuses, et comptait réellement sur la pitié du Sénat. Les larmes aux yeux, il expliqua à Caligula que le meurtre de ses proches lui avait été imposé par la politique que lui avait transmise Auguste (il dit Auguste, et non Livie) de faire passer la tranquillité du royaume avant ses sentiments personnels. Caligula acquiesça à tout ce que disait le vieillard, puis commença aussitôt à lui parler d’un nouveau vice que lui avaient appris des Syriens. C’était le seul moyen de réconforter Tibère lorsqu’il avait ses accès de remords.
Caligula passait la plus grande partie de son temps à Capri ; de temps à autre, cependant, Tibère l’envoyait à Rome pour surveiller Macro. C’était celui-ci qui faisait maintenant tout l’ouvrage de Séjan, et il s’en tirait bien ; il avait eu la sagesse de faire comprendre aux sénateurs que le premier d’entre eux qui s’aviserait de lui voter un titre aurait bientôt à défendre sa tête contre une accusation de faux, de trahison ou d’inceste. Quant à Caligula, si Tibère l’avait désigné comme son successeur,
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