Moi, Claude
se voyait à la racine. Son fils, Silvanus, avait été consul : il était parmi ceux que pressentit Émilius au moment du complot. Il vint tout droit trouver Urgulanie et lui révéla les projets d’Émilius, qu’elle communiqua immédiatement à Livie. Celle-ci promit de récompenser Silvanus en me faisant épouser sa fille Urgulanille, qui entrerait ainsi dans la famille impériale. Urgulanie, étant dans les confidences de Livie, se doutait que le prochain empereur ne serait pas Postumus, le plus proche héritier d’Auguste, mais mon oncle Tibère – ce qui rendait ce mariage plus honorifique encore qu’il ne le semblait.
Je n’avais jamais vu Urgulanille. Personne ne l’avait jamais vue. Nous savions qu’elle vivait avec une tante à Herculanum, où la vieille Urgulanie possédait une propriété, mais elle ne venait jamais à Rome, même en passant. Nous en avions conclu qu’elle était délicate. Mais quand un des courts billets glacés de Livie me signifia que j’allais l’épouser et qu’elle me convenait parfaitement, je devinai qu’elle devait avoir des défauts plus graves qu’une santé fragile. Un bec-de-lièvre, peut-être, ou une tache de vin sur la moitié de la figure ? En tout cas, elle n’était sûrement pas présentable. Était-elle estropiée comme moi ? Cela m’eût été égal. C’était peut-être une très brave fille méconnue : en ce cas nous aurions beaucoup en commun. Naturellement ce ne serait pas Camille, mais cela vaudrait mieux que d’épouser Émilie.
Le jour de nos fiançailles fut fixé. J’interrogeai Germanicus sur Urgulanille, mais il n’en savait pas plus long que moi : il semblait un peu honteux d’avoir donné son consentement au mariage sans avoir pris des renseignements à l’avance. Il était très heureux avec Agrippine et me souhaitait le même bonheur. Bref, le jour « favorable » arriva. Me voici de nouveau vêtu de frais, couronné, attendant devant l’autel l’arrivée de la fiancée. « La troisième fois porte bonheur, me dit Germanicus. Je suis sûr qu’elle est jolie, bonne, intelligente – tout juste ce qu’il te faut. »
Eh bien, on m’a joué dans la vie beaucoup de mauvais tours, mais je crois que celui-là fut le pire. Urgulanille était… disons simplement qu’elle méritait son nom, qui signifie en latin la jeune Hercule. Un Hercule femelle, voilà ce qu’elle était. À quinze ans, elle avait six pieds trois pouces et grandissait encore. Elle était large et forte en proportion, avec les pieds et les mains les plus grands que j’aie jamais vus, sinon quelques années plus tard à un Parthe géant qui figurait comme otage dans un triomphe. Ses traits étaient réguliers, mais lourds et perpétuellement grognons. Elle se tenait mal. Elle parlait aussi lentement que mon oncle Tibère, à qui d’ailleurs elle ressemblait beaucoup – on disait même que c’était sa fille. Elle n’avait ni esprit, ni culture, ni talent, ni rien qui pût la faire aimer. Chose étrange, la première pensée qui me frappa en la voyant fut celle-ci : « Cette femme est capable d’un meurtre : il faut que je lui cache la répugnance qu’elle m’inspire, car si elle vient à me haïr, ma vie est en danger. » Je suis bon comédien, et si la solennité de la cérémonie fut troublée par les chuchotements et les rires étouffés de l’assistance, du moins Urgulanille ne put m’imputer ce manque de décorum. Quand tout fut terminé, on nous fit comparaître tous deux en présence de Livie et d’Urgulanie. La porte refermée nous restâmes debout en face d’elles, moi nerveux et agité, Urgulanille massive et morne, serrant et desserrant ses gros poings. Les deux méchantes grand-mères furent saisies d’un fou rire irrésistible. Jamais je ne les avais vues rire de la sorte : c’était effrayant. Ce n’était pas un rire comme les autres, mais un glapissement infernal mêlé de sanglots, comme celui de deux prostituées ivres regardant une torture ou une mise en croix.
— Ces deux beautés ! sanglotait Livie en s’essuyant les yeux. Que ne donnerais-je pas pour les voir au lit la nuit de leurs noces ! On n’aura rien vu de plus drôle depuis le déluge de Deucalion !
— Qu’est-il donc arrivé de si drôle à Deucalion, ma chère ? demanda Urgulanie.
— Comment, tu ne sais pas ? Tu n’as donc pas lu le Déluge d’Aristophane ? C’est celle de ses pièces que je préfère. La scène se passe sur
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