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Moi, Claude

Moi, Claude

Titel: Moi, Claude Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Graves
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bougonna et allait se retirer, mais Pollion, qui dissimulait mal sa joie, l’en empêcha.
    — Allons, Tive-Live, ne m’en veuille pas pour un petit disciple, quand tu en as des régiments dans le monde entier. Mon garçon, as-tu jamais entendu raconter l’histoire du vieillard de Cadix ? Non, ce n’est pas une histoire leste – en fait, c’est plutôt triste. Le vieillard de Cadix vint à pied jusqu’à Rome. Que voulait-il voir ? Ni les temples, ni les théâtres, ni les statues, ni la foule, ni les boutiques, ni le Sénat, mais un homme. Quel homme ? Celui qu’on voit sur les pièces de monnaie ? Non, non, mieux que cela. Il voulait voir notre ami Tite-Live, dont apparemment il connaissait les œuvres par cœur. Il le vit, le salua, et s’en retourna tout droit à Cadix, où il mourut aussitôt : la longue marche et la désillusion étaient plus qu’il n’en pouvait supporter.
    — En tout cas, dit Tite-Live, mes lecteurs à moi sont de vrais lecteurs. Sais-tu, mon garçon, comment Pollion a établi sa réputation ? Il est riche, il a une grande et belle maison et un cuisinier admirable. Il invite une quantité de gens qui s’intéressent à la littérature et leur offre un dîner parfait, après quoi il prend négligemment le dernier volume de son Histoire. « Seigneurs, dit-il humblement, j’ai quelques passages dont je ne suis pas tout à fait sûr. J’y ai beaucoup travaillé, mais il leur manque le poli final que je compte sur vous pour leur donner. Avec votre permission… » Il se met à lire. Personne n’écoute : on a le ventre plein. On pense : « Ce cuisinier est un génie. Ce mulet à la sauce piquante, ces grives farcies, ce sanglier aux truffes… Je n’avais pas aussi bien mangé depuis… depuis la dernière audition de Pollion, il me semble. Ah ! voici de nouveau l’esclave au vin… Cet excellent vin de Chypre ! Pollion a raison : il vaut mieux que tous les vins grecs du marché. » Pendant ce temps la voix de Pollion chantonne doucement, comme celle d’un prêtre au sacrifice du soir, en été. De temps à autre il demande humblement : « Est-ce bien ? qu’en pensez-vous ? » Et tout le monde, en pensant aux grives ou aux petits gâteaux : « Admirable, admirable, Pollion. » Parfois, il s’arrête : « Voyons, quel est le mot qui convient ici ? Dois-je dire qu’à leur retour les envoyés ont « persuadé » la tribu de se révolter ou l’ont « excitée » à la révolte ? Ou encore que leurs rapports ont « influencé » la tribu dans le sens de la révolte ? » Un murmure s’élève des lits de repos : « Influencé », Pollion. Mets « influencé » ! – Merci, mes amis, répond-il, vous êtes bien bons. Esclave, mon canif et ma plume ! Je vais, si vous le permettez, corriger tout ceci tout de suite. » Puis il publie le livre et envoie à chacun des dîneurs un exemplaire gratuit. Aux bains publics, ceux-ci, en bavardant avec leurs amis, leur disent : « Avez-vous lu ce livre ? Admirable… Le plus grand historien de l’époque. Et ne dédaignant pas, avec cela, de consulter les gens de goût sur les détails de style. Ce mot « influencé », c’est moi qui le lui ai fourni… »
    — C’est vrai, dit Pollion, mon cuisinier est trop bon. La prochaine fois, je t’emprunterai le tien, avec quelques douzaines de bouteilles de ton soi-disant Falerne : ainsi je serai sûr de trouver des critiques sincères.
    Sulpicius fit un geste suppliant :
    — Seigneurs, seigneurs, ceci devient personnel.
    Tite-Live faisait mine de partir. Mais Pollion, souriant à son dos tourné, dit tout haut, de manière à être entendu :
    — Un brave homme, ce Tite-Live. Dommage qu’il ait cette maladie… On appelle cela le mal de Padoue.
    À ces mots, Tite-Live s’arrêta net.
    — Que reproche-t-on à Padoue ? Je ne souffrirai pas qu’on en médise.
    Pollion expliqua :
    — C’est l’endroit où il est né, tu sais : quelque part dans les provinces du Nord. Il y a là-bas une fameuse source chaude douée de vertus extraordinaires. En se baignant dans cette eau ou en la buvant – car on dit qu’ils font les deux – les gens de Padoue peuvent croire tout ce qu’ils veulent et le faire croire aux autres. C’est ainsi que la ville a acquis une grande réputation commerciale. Leurs couvertures et leurs tapis ne valent pas mieux que les autres – au contraire, car leurs moutons sont jaunes et leur laine grossière.

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