Mon frère le vent
insista-t-elle en lui tendant un morceau de poisson. Après quoi je te raconterai quelque chose qui te fera plaisir.
Samig tendit la main, s'apercevant trop tard que c'était la main droite. Il leva les yeux au ciel et grinça les dents de rage. Mais Trois Poissons prit tout bonnement sa main dans la sienne, la posa sur sa cuisse et posa le poisson dans la main gauche de son époux.
— Tu chasseras bientôt ? s'enquit-elle en étudiant ses doigts.
— Comment ? ricana Samig.
Trois Poissons le regarda avec étonnement.
— C'est à moi que tu demandes ? Je suis une femme. Si tu as des questions sur la couture ou la cuisine, pose-les. Je répondrai.
Samig mordit dans le poisson.
— Tu passes trop de temps avec ma mère, remarqua-t-il. Tu commences à parler comme elle.
— Parfait ! s'exclama Trois Poissons en riant.
Elle tourna la main de Samig dans un sens puis dans l'autre et mangea à son tour tout en continuant d'étudier la main.
— Les doigts serrent-ils fort ?
— Oui.
— Alors où est le problème ? Ton bras fonctionne encore, tu peux toujours lancer un harpon.
— Regarde.
Samig s'empara de son bâton, le pressa contre sa main droite et montra à sa femme le doigt replié au bout.
— Il doit rester bien droit ?
— Oui, sinon je ne peux pas viser et la lance vacille.
Trois Poissons continua de manger et, quand elle eut
achevé le dernier morceau, elle dit :
— Attends. Je reviens.
Elle fit deux pas en courant, pivota et attrapa au vol le panier vide.
— Tu as encore faim ?
Samig se retint de sourire. Trois Poissons avait tout mangé hormis le bout qu'il avait encore dans la main. Il le lui montra.
— J'ai suffisamment, répondit-il en la regardant partir.
Trois Poissons était large comme un chasseur Premiers Hommes et presque aussi grande que Longues Dents ; elle courait lentement et maladroitement sur le sable de la plage des Commerçants.
Samig prit une bouchée de poisson. Il se leva et s'étira puis longea la plage. Il était bon que leurs ulas soient protégés de la mer du Nord par les bras de la baie, mais parfois, il aurait voulu voir l'étendue infinie de la mer. C'était mieux pour savoir si des baleines ou des phoques y nageaient. Mais quelle importance, désormais ? Comment enseignerait-il aux hommes à chasser la baleine, avec sa main tordue ?
Maintenant qu'Amgigh était mort et que Samig ne pouvait plus chasser, que possédaient les Premiers Hommes ? Trois chasseurs — Kayugh et Longues Dents, presque vieillards — et Premier Flocon, le mari de Baie Rouge. Les deux fils de Baie Rouge étaient encore des bébés et qui pouvait compter sur le père de Kiin, Waxtal, qui ne rapportait jamais plus de deux ou trois phoques par saison ? Petit Couteau était sans doute encore un gamin, mais il était meilleur au harpon.
Peut-être Roc Dur et les Chasseurs de Baleines avaient-ils eu raison de reprocher à Samig la malédiction du feu et des cendres d'Aka. Peut-être avait-il aussi porté malheur aux Premiers Hommes et qu'au bout du compte ils ne compteraient plus de chasseurs et se verraient contraints de vivre du poisson et des baies rapportés par les femmes.
Et Kiin ? se demanda-t-il. Attendra-t-elle que je vienne la chercher ? Que pensera-t-elle si je n'y vais pas ?
Il libéra la lance de sa main et leva le poing en direction du ciel gris.
— Et ça ? hurla-t-il au vent. Comment chasser avec ça ? A quoi est-ce que je sers si je suis incapable d'apporter de la viande à mon peuple ?
Trois Poissons surgit soudain près de lui.
— Regarde, Samig, regarde, dit-elle souriant de sa face de pleine lune.
Elle agitait devant ses yeux un mince bout d'os d'oiseau. Prenant la main de son époux, elle en étendit l'index auquel elle fixa l'os à l'aide de fins liens de nerf tordu.
— Tu vois ? Où est ta lance ? demanda-t-elle en se tournant vers les claies où l'on remisait les kayaks.
— Attends, dit Samig en la maintenant à l'écart.
Qui pouvait dire quelle malédiction tomberait sur une
arme qu'une femme aurait touchée ? Il ramassa son bâton de jet et courut aux claies où il avait laissé sa lance. Il plaça le bâton dans sa main et arrima le bout de la lance au crochet d'ivoire en haut du bâton. Il arma son bras en arrière et fit un lancer, main au niveau de l'épaule. Ce ne fut pas parfait, mais la lance vola bien droit, sans décrire un arc trop court et malencontreux, ni une ligne trop haute et imprécise.
— Trois Poissons !
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