Mon frère le vent
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— Crois-tu que je fais cela pour moi ? Non. Je vois que ton deuil mange ta vie. Tu as besoin de t'occuper de quelqu'un. Tu pourrais penser que les hommes ne veulent pas de toi à cause de ton bras, mais c'est faux. Tu peux pagayer, coudre, pêcher. Les hommes voient la douleur sur ton visage, le chagrin pour un homme mort. Ils ne sont pas stupides. Ils savent ce qui arrivera s'ils te regardent trop longtemps. La douleur entrera par leurs yeux et gagnera leur poitrine. Quel homme est un bon chasseur quand la douleur pèse sur son cœur ?
» Ces marchands ne sont pas de mauvais hommes. Les plus jeunes sont forts et leur visage agréable à regarder. Le plus âgé, Waxtal, est petit et faible, mais Roc Dur dit qu'il possède les pouvoirs des esprits, et de surcroît, il est sculpteur. Pense à ce qui sera à toi si tu vis avec les commerçants — l'huile, la nourriture, les colliers, toutes choses que les marchands possèdent en abondance. Peut-être décideront-ils de te garder comme épouse ou de t'emmener dans un village qui a de nombreux chasseurs pour y choisir librement un mari. Est-ce de l'égoïsme que de vouloir ces choses pour toi ?
Elle Pleure inspira longuement et se leva. Elle marcha vers Kukutux et posa une main sur sa tête.
— Tu veux ce que tu ne peux avoir. Ton mari, ton fils ne peuvent te revenir. N'oublie pas, ma sœur, un jour, tu les rejoindras. Iras-tu fièrement, sachant que tu as laissé des fils aux Chasseurs de Baleines ? Ou bien devras-tu leur dire que tu n'as apporté aucune aide à ceux qui sont encore vivants ?
Quand elle eut fini de parler, Elle Pleure quitta l'ulaq. Pendant un long moment, Kukutux resta assise, mains sur son panier, à ne rien faire.
38
Waxtal nicha la défense sculptée sur ses genoux. Elle était froide contre ses jambes. Tout était froid d'ailleurs, le vent, le sol, l'herbe. Il étendit ses mains au-dessus de sa lampe de chasseur, mais même en inclinant ses doigts sur la flamme, il ne sentait rien.
Je suis comme un esprit, songea-t-il. J'ai un grand besoin de chaleur, mais je suis incapable d'en profiter. Soudain, il se demanda : Et si j'étais mort ? Est-ce que le froid et la faim auraient pu m'ôter la vie ?
Il se mit à trembler. Il étendit de nouveau les mains au-dessus de la flamme. Toujours pas de chaleur. Peut-être les esprits qui avaient ajouté leurs sculptures à sa défense le premier jour de son jeûne avaient-ils pris sa vie en échange de leur travail. Waxtal eut la gorge nouée et son cœur fit violemment trembler sa poitrine.
C'est alors qu'il pensa : Quel homme, mort, sent battre son cœur ? Soudain, il comprit qu'il n'était pas dans le monde des morts mais dans une vision.
Pourquoi craindre ce que j'espérais ? Les esprits m'ont exaucé.
Il avait prévu de jeûner quatre jours et quatre nuits — quatre, le chiffre sacré de la terre, celui des quatre vents. Il avait pris quatre vessies d'eau — une pour chaque jour. Deux étaient vides. Il s'empara de la troisième et but, tout en se demandant : Quel esprit boit ?
Il tira son couteau et tint la lame au-dessus de la défense.
Quel meilleur moment pour sculpter que lors d'une vision ?
Il ferma les yeux et libéra le cours de ses pensées. Il cisela tandis que son esprit s'emplissait d'images de nombreuses choses — un ik de marchand, grand et beau, une cape de plumes de cormoran, un collier de griffes d'ours, un masque taillé dans le bois et peint de couleurs vives, un grand ulaq avec des réserves d'huile et de viande.
— Alors, dit Roc Dur, dis ce que tu es venue dire.
Il ne regarda pas Kukutux mais prit son couteau de manche pour trancher un bout de viande de phoque séchée qu'il émietta dans un bol à demi rempli d'huile.
Pendant un moment, Kukutux ne put détacher ses yeux de la viande. Son estomac se tordait et remontait dans sa gorge. Elle crut qu'elle n'arriverait pas à parler. Le matin, elle était allée pêcher des oursins, mais il n'y en avait pas et elle avait entendu les hommes parler de plusieurs familles de loutres qui vivaient dans des lits de varech prés du rivage. Elle avait senti monter le désespoir. Aucune chance de trouver des oursins dans ces conditions.
Je creuserai et trouverai des racines, se dit Kukutux, dédaignant une voix qui lui disait qu'elle périrait de faim. Qu'est-ce qui avait meilleur goût que le menhaden qu'elle attraperait sûrement cet après-midi ? Et à marée basse, elle chercherait des clams.
Mais elle n'avait rien
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