Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
par-dessus bord. Le grand gaillard lâcha une des rames et, très calmement, m’agrippa au collet tout en manœuvrant avec l’autre rame. Avec l’aide des autres, il me remonta à bord. Il était pourvu d’une force peu commune et d’une maîtrise de soi tout aussi grande.
J’étais désormais couché au fond du canot, trempé jusqu’aux os, grelottant de froid. Ô surprise, ce lestage au fond du canot le rendait plus manœuvrable. Après une heure de lutte contre le courant, nous atteignîmes enfin la rive. Transi, j’essayais de me réchauffer en battant des bras et en sautillant d’une jambe sur l’autre. Staszek dissimula le canot dans les ajoncs. Nous repartîmes en direction de la forêt. Staszek s’efforçait manifestement de s’orienter car le courant de la rivière nous avait déportés plus loin que prévu. Il finit par se repérer et, après plus d’une heure de marche à travers la forêt, nous approchâmes des abords d’un village. Au loin on distinguait une grange. Nous nous dirigeâmes vers elle. Rosa vérifia qu’il s’agissait bien de l’endroit convenu.
— Terminus ! Nous nous séparons ici. Toi, tu vas dans la grange. Tu disparais dans le foin. Et tu dors. Demain matin ton hôte te rendra visite, il te cachera. Quand la Gestapo aura cessé ses battues pour te retrouver, nous reviendrons te chercher, m’a dit Staszek en guise d’au revoir.
Je voulais leur exprimer ma gratitude pour tout ce qu’ils avaient fait pour moi. Rosa me coupa la parole, un sourire moqueur aux lèvres :
— Ne nous sois pas trop reconnaissant. Nous avions deux ordres. Le premier, c’était de faire tout ce qui était en notre pouvoir pour te sauver et t’amener à bon port. Le second, c’était de te liquider si l’opération tournait mal…
Au bout d’un moment, il ajouta :
— Sois reconnaissant aux ouvriers polonais, ce sont eux qui t’ont sauvé.
— Je te souhaite d’agréables rêves, ajouta le « grand » en s’en allant avec les autres qui, pour la première fois, rompirent le mutisme flegmatique qu’ils avaient observé jusque-là pour me dire adieu.
Je me hissai au grenier et me laissai choir lourdement dans la douceur du foin. J’étais de nouveau un homme libre.
Chapitre XVI L’« agronome »
Il était nécessaire de rester tapi pendant que mes poursuivants se dépensaient pour me retrouver. J’appris sans surprise qu’une surveillance étroite s’exerçait sur toutes les stations de chemin de fer et sur toutes les routes qui conduisaient hors de la ville lxxxix . Tous les trains, tous les véhicules, tous les passagers et tous les piétons étaient minutieusement contrôlés. Cependant personne ne fut arrêté ; il n’y eut pas de représailles. L’agent de la Gestapo qui avait été acheté s’était lui aussi évaporé sans laisser de traces. Cela amena probablement les autorités à conclure qu’il était le seul complice de mon évasion, et c’est sans doute pour cela que la surveillance policière fut un peu relâchée dans les milieux polonais. Je cherchai plus tard à connaître son sort : on m’apprit qu’il avait « été exploité à fond », formule du mouvement clandestin qui veut dire qu’après avoir acheté ces individus, on les oblige à participer à d’autres actions en tenant constamment suspendue sur leur tête la menace d’une dénonciation à la Gestapo. Tous les autres détails me furent d’ailleurs refusés xc .
Je passai trois jours dans la grange. Mon bienfaiteur était un aimable socialiste blanchi sous le harnais qui avait combattu le tsarisme en 1905, sous les ordres de Jozef Pilsudski. Il m’apprit avec fierté que mon évasion avait été montée, sur l’ordre de la direction de la résistance polonaise, par l’organisation militaire du PPS (Parti socialiste polonais) qui l’avait financée grâce à la caisse du parti sur instruction de Cyna xci et qui méritait ainsi ma reconnaissance la plus profonde. Il était curieux de penser que ces ouvriers qui m’avaient sauvé la vie étaient si éloignés de moi car, malgré des rencontres occasionnelles et la lecture dans les journaux des luttes qu’ils soutenaient pour améliorer leurs conditions de travail et affermir leur influence politique, je ne connaissais presque rien d’eux. Le premier contact étroit qui me rapprochait d’eux s’était produit dans une affaire où ma vie même était en jeu. Je trouvais amusant le souvenir des mises en garde
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