Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
gazouillaient si joyeusement.
J’étais très amusé de voir son calme ainsi troublé. Je saisis cette occasion pour esquisser une révérence en murmurant, en français :
— Mademoiselle, j’ai honte de moi.
Elle ne le prit pas en mauvaise part et rétorqua dans la même langue :
— Monsieur, vous êtes excusé.
Le vieux fermier qui avait observé le tableau, comme si cette mise en scène lui avait été destinée, hocha la tête d’étonnement et cria un adieu retentissant. Cette voix rappela à la jeune personne la nécessité de conserver sa dignité et son sérieux.
— J’ai reçu des instructions, commença-t-elle avec une pointe de pédantisme, pour vous accueillir dans notre maison. Je m’appelle Danuta Sawa et je suis la fille de Walentyna Sawa xcii . Nous vivons sur nos terres, tout près d’ici. Nous espérons que votre séjour y sera agréable.
— C’est très aimable à vous, vraiment. Moi, je suis Witold.
Je conservais un visage sérieux et farouche. Elle y perçut une note de raillerie.
— Oh, comme vous êtes maigre, dit-elle, maigre comme un épouvantail. Les Allemands ne nous laissent pas énormément de nourriture substantielle, mais nous vous bourrerons de fraises, de prunes et de poires.
— Merci, c’est trop aimable à vous.
Un air d’ennui parut soudain sur son visage.
— Comme je suis stupide. J’allais oublier de vous donner votre « légende ».
Une légende est la collection de renseignements qui composent l’identité d’un membre de la Résistance. Elle est fournie à tous les nouveaux membres et à tous ceux qui se trouvent dans la nécessité de changer d’identité. C’est une biographie imaginaire, avec un certain nombre de dates et de lieux également fictifs, nécessaires à la constitution d’une nouvelle identité. On doit l’apprendre soigneusement jusqu’à ce qu’on soit entré complètement dans la peau du personnage.
— Vous allez, me dit-elle avec espièglerie, devenir mon cousin nouvellement arrivé de Krakow. Comme vous n’êtes pas bon à grand-chose et que vous êtes plutôt paresseux, vous n’avez pas pu faire un travail régulier. Pour ajouter à vos difficultés, vous êtes tombé malade et le docteur vous a prescrit de vous reposer longtemps à la campagne. Vous êtes agronome de profession. Vous aiderez les journaliers dans mon jardin. J’ai pris la peine de vous inscrire à l’ Arbeitsamt.
L’Arbeitsamt est un bureau allemand où chaque ouvrier polonais doit être inscrit. On peut l’y convoquer à tout instant pour vérifier sa carte, qui contient des renseignements précis sur son travail.
— Mais je ne connais absolument rien au jardinage. Tout ce que je peux faire, c’est distinguer un arbre d’un arbuste. Comment pourrais-je tromper qui que ce soit ?
Elle me considéra avec étonnement.
— Comment peut-on être aussi insensible à la nature ? Oh, je suppose qu’à la ville vous êtes tous comme ça. Vous n’avez pas besoin de vous tourmenter. Nous avons tenu compte de votre ignorance. N’oubliez pas que vous êtes un abominable fainéant. Vous passerez votre temps à flâner dans la maison, en geignant sur vos souffrances et vos maux, sauf quand vous aurez la prétention de courir les jolies filles.
Je protestai.
— Mais au premier coup d’œil on voit bien que je suis un homme sérieux. Je n’arriverai pas à donner le change !
Elle m’interrompit :
— Lorsque vous arriverez, vous ferez la tournée d’inspection de votre domaine. Que tout le monde vous voie – paysans, serviteurs, villageois – tous ceux, en fait, qui ont de l’importance et du poids.
Elle me regarda, l’air grave.
— Vous comprenez ? ajouta-t-elle lentement, comme si elle serinait une leçon à un jeune élève un peu arriéré.
— Je crois que j’arriverai à comprendre vos instructions, en faisant l’effort suffisant. Cependant, une chose m’inquiète. Supposez que l’on me pose des questions sur le jardinage et la culture, je me retrouverai dans un joli pétrin.
— Je serai votre professeur. Tous les jours, je vous ferai la leçon avant votre tournée. En cas de difficulté, froncez les sourcils et tournez-vous vers moi, l’air excédé. Prenez tout le temps un air d’ennui et d’indifférence. Vous comprenez : agissez en gentleman.
— Je suis votre élève dévoué, lui assurai-je, en claquant des talons.
Il y avait bien longtemps que je n’avais eu l’occasion de
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