Mon témoignage devant le monde-Histoire d'un Etat clandestin
puis il ajouta :
— Vous vous êtes évadé avec l’aide d’un membre de la Gestapo que nous avons acheté. Et s’il nous avait manœuvrés ? Vous devez vous soumettre à une quarantaine volontaire. C’est une formalité, vous comprenez, mais c’est une formalité qui n’admet pas d’exception.
J’essayais d’excuser ma conduite, mais il m’arrêta d’un geste :
— Demain nous vous emmenons. Vous ferez un petit voyage d’agrément. Vous résiderez dans une belle propriété à l’écart des villes et des fonctionnaires allemands. L’endroit est joli. Vous y ferez un séjour agréable. Il partit.
Le lendemain à l’aube, un vieux char à bancs tout disloqué fut poussé à reculons dans la grange. On m’installa dans un tonneau qui fut hissé dans la charrette avec beaucoup de précautions. De la paille à profusion, du foin et des légumes couvraient de toutes parts ma peu confortable retraite. J’essayais, pendant un certain temps, des positions variées dans le tonneau. Finalement j’adoptai celle qui me sembla la meilleure : mon menton reposait sur mes genoux ramenés sous moi, tandis que mes bras entouraient mes jambes. La voiture roula dans un tonnerre de craquements et de grincements pendant un temps que je crus être l’éternité. Bientôt, mes épaules, mes coudes et mes genoux ne formèrent plus qu’une masse meurtrie écrasée par les chocs et les heurts incessants. Finalement, à ce qui m’a semblé être les environs de midi, la voiture s’immobilisa pour une halte que je n’osais plus espérer.
J’entendis le fermier sauter de son siège et retomber lourdement sur le sol ; il grimpa sur la charrette, se fraya un chemin à travers l’assortiment de légumes de choix répartis tout autour de mon logement. Il cogna sur le tonneau en criant d’un ton bourru :
— Nous sommes arrivés. Vous pouvez sortir.
Je dépliai mon corps de la position tordue dans laquelle je m’étais tassé et je m’extirpai hors du tonneau. Debout sur les planches branlantes de la charrette, clignant des yeux à la lumière du soleil, j’étirais mes bras et m’efforçais de détortiller mes jambes. Il me fallut un bon moment pour reprendre mon aplomb.
Nous étions dans la clairière d’une forêt. Les arbres me semblaient gigantesques après mon séjour dans un espace si étroit et si resserré. L’herbe verte et fraîche paraissait douce et engageante. Je n’arrêtais pas de respirer profondément l’air pur de la campagne. C’était un luxe qui dépassait mes rêves. Le fermier interrompit mon extase :
— Ne pensez-vous pas qu’il serait temps de descendre de la charrette et d’aller voir la jeune fille qui vous attend ?
Je lui répondis vivement :
— De quelle jeune fille parlez-vous ?
Il tendit un doigt brun tout noueux :
— Tournez-vous et regardez.
Je me retournai et je vis une jeune fille debout près d’une voiture. Elle me regardait avec une franche curiosité. Je sautai plutôt gauchement en bas de la charrette. Je remerciai maladroitement le fermier dont le visage tout ridé et encadré d’une barbe fournie était fendu d’un rire énorme. Me sentant un peu nigaud, je me dirigeai vers la jeune fille, tout en essayant de retrouver autant de dignité que possible en de telles circonstances.
Je devais avoir plutôt piètre allure devant ses yeux froids qui me jaugeaient. Mon pantalon était trois fois trop grand pour moi, et inconsciemment je le maintenais de la main gauche. Ma main droite fermée serrait toujours la pilule de cyanure qui m’avait été remise. Le veston qu’on m’avait donné était si petit et si étroit que les manches atteignaient tout juste mes coudes. Comme je ne portais pas de chemise, ma poitrine trempée de sueur était complètement nue. Pendant un instant, alors que je m’approchais, je sentis qu’elle allait éclater d’un rire inextinguible, et cela m’irrita. Cependant, elle réussit à garder un air solennel et un peu distant. Malgré, ou peut-être à cause de son excessive dignité, elle semblait impertinente et puérile. Elle n’était pas belle, ni même jolie, mais sa taille élancée et souple, la fraîcheur de sa peau, son allure gracieuse, concouraient à la rendre singulièrement attirante. Elle devait avoir senti que je la contemplais avec une franche admiration. Elle détourna les yeux pour regarder en l’air, comme si elle cherchait à découvrir, dans les arbres, les oiseaux invisibles qui
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